Littérature et psychanalyse se sont toujours nourries l’une à l’autre. Les psychanalystes ont naturellement approfondi leur compréhension du fonctionnement psychique dans les histoires concoctées par les romanciers. Et de leur côté, les écrivains se sont intéressés aux manifestations de l’inconscient, d’aucuns multipliant même les actes spontanés d’où pouvait émerger quelque trace du refoulé (pensons à Breton, Desnos, et à tous ceux qui ont fait de l’écriture automatique et des récits de rêve des incontournables de la littérature surréaliste).
De fait, psychanalyse et littérature font souvent, et de diverses manières, un très heureux ménage.
On en a un très bon exemple avec ce superbe roman de l’Américaine Leslie Kaplan, intitulé simplement Le Psychanalyste (dernier volet, après Miss Nobody Knows, paru en 1996, et Les Prostituées philosophes, en 1997, d’un triptyque intitulé Depuis maintenant), dont vient de paraître une édition de poche.
Pavé dont on savoure chaque page, Le Psychanalyste est composé de 30 chapitres comprenant chacun de trois à dix courts épisodes mettant en scène toute une galerie de patients (dans le jargon: des "analysants"). Kaplan rapporte les situations d’analyse avec un réalisme savoureux. L’un après l’autre, analysants racontent, divaguent, interrogent; alors que leur psychanalyste, Simon Scope, n’émet qu’un mot ici et là.
"Je pense à mon sexe, voilà, je le vois, j’y pense. J’ai l’impression qu’il est perdu dans les plis de mon ventre. – De votre ventre? dit Simon. – Oui, de mon ventre, de mon ventre, déjà c’est pas facile à dire et en plus il faut que je répète, de mon ventre, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise, de mon ventre à moi, je ne vous parle pas du ventre de ma mère, quand même. – Mmm, dit Simon. – Quoi, mmm."
Il y a cet Édouard, qui tente désespérément de se dépêtrer des jupes de sa mère.
Il y a Marie, qui voudrait bien séduire Simon.
Il y a Louise et Sylvain et les autres, qu’on découvre au fil de leurs passages sur le divan. Et quand ils parlent, ils ne cessent d’être eux-mêmes surpris par ce qu’ils découvrent.
"Je pense à cette histoire de scorpion, dit Louise. Je vous l’ai racontée (…). Elle me reste dans la tête. Je ne sais pas pourquoi, elle continue à me turlupiner. – À quoi, dit Simon. – À me turlupiner, dit Louise… Un silence. – À me turlupiner, dit encore Louise. Turlupiner, dit Louise. Qu’est-ce que c’est que ce mot, je ne l’emploie jamais. Bon, dit Louise, bon. Dans turlupiner, il y a pine. Vous alors. Vous n’avez vraiment que ça en tête. D’accord, dit Louise, d’accord. Moi aussi."
Maux dits
Ce roman de Leslie Kaplan montre bien comment tout l’édifice de la psychanalyse repose sur le langage; mais encore, il témoigne à merveille de la complexité du dire. Les choses sortent, mais comment! Dans un melting-pot de métaphores, de digressions, d’associations et d’étrangetés, qui demandent à être décodées!
On devine que Kaplan sourit elle-même des trouvailles de ses personnages, se réclamant du même esprit qui a animé les surréalistes (à la Magritte: "Ceci n’est pas une pipe"). Le recours à la psychanalyse est ici bien plus ludique que dans certains romans à tendance thérapeutique, qui sont souvent entièrement érigés sur des glissements de sens (ou "déplacements", toujours dans le jargon).
Pensons au récit à succès de Nelly Arcan, Putain (Seuil, 2001), beau cadeau à un psychanalyste s’il en est. Dans ce "bourdonnement" de phrases à la charge symbolique épuisante, placé à l’évidence sous le dôme de l’inceste, les clients de la prostituée, son père et son psychanalyste sont sans cesse mélangés, alors que l’image de la mère de la prostituée, confinée à son lit, nous ramène inlassablement à celle de la fille.
Pensons de même au récit, ouvertement autobiographique celui-là, livré par Christine Angot dans L’Inceste (Stock, 1999). Dans ce témoignage décousu mais passionnant, la romancière s’épuise à raconter en long et en large une relation homosexuelle qu’elle a entretenue pendant trois mois, jusqu’à ce que le visage de sa fille se superpose à celui de l’amante. "Ma petite chérie de cinq ans et demi. Tu es mon amour. (…) Le plus grand amour de ma vie. Tu le sais. Tu sais que X a dormi à la maison. (…) Je viens de faire l’amour avec elle, voilà, voilà ce que je voudrais t’expliquer. (…) Quand elle remonte vers mon visage, le nom qui me vient sur les lèvres, c’est le tien ma belle. Lé-o-nore." Mais le déplacement n’est pas fini. C’est de sa propre relation incestueuse avec son père qu’Angot va enfin parler.
Dans Le Psychanalyste, l’expression de l’horreur en soi, à laquelle essaient tant bien que mal de se plier les analysants, se trouve symbolisée par cette autre image très forte, léguée par Kafka, dans La Métamorphose. "Un type qui se réveille le matin transformé en vermine. Il est devenu une gigantesque vermine. Ça ne vous dit rien? Vermine! Racaille! Ordure! Vous comprenez? Ou je vous fais un dessin?" demande une jeune femme au psychanalyste Simon Scope.
Exprimer ce qui est tapi dans les profondeurs de l’être: tel est l’espoir de la psychanalyse. C’est heureusement ce à quoi vise aussi, dans les meilleurs cas, la littérature.
Le Psychanalyste, de Leslie Kaplan
Éd. Gallimard (Folio), 2001, 612 p.