La Reprise / Le Voyageur : Jeux d'esprit
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La Reprise / Le Voyageur : Jeux d’esprit

La Reprise , dernier roman d’ALAIN ROBBE-GRILLET, relance les thèmes qui ont façonné son oeuvre tout au long de sa carrière d’écrivain. Pour le meilleur et pour le pire…

Dans le monde de la littérature francophone, le nom d’Alain Robbe-Grillet rime avec rébarbatif. Le pape du nouveau roman, ce mouvement formaliste né dans les années 50, a toujours été le renégat de sa secte littéraire, alors que certains de ses apôtres, Nathalie Sarraute ou Claude Simon (prix Nobel de littérature), ont obtenu leur juste reconnaissance.

Alors qu’il frôle les 80 ans, les rancunes s’estomperaient-elles autour de l’auteur des Gommes, du scénariste de L’Année dernière à Marienbad (réalisé par Alain Resnais)? Son dernier roman, La Reprise, était en lice pour le Goncourt et a même figuré sur la liste des meilleurs vendeurs du magazine L’Express! La très intello revue Critique lui consacre son numéro d’août-septembre 2001. Et on a réuni, sous le titre Le Voyageur, des textes et des entrevues du romancier pour documenter son demi-siècle d’écriture. Une consécration avant qu’il ne soit trop tard?

Malgré tout, le nom de Robbe-Grillet rime toujours avec hermétisme. Pourtant, ceux qui le dénigrent l’ont souvent peu lu. Ils l’ont accusé d’avoir assassiné le roman français après la Seconde Guerre, en le détournant du classicisme du XIXe siècle. Cherchant une nouvelle façon d’appréhender le réalisme avec l’"école du regard", Robbe-Grillet et ses disciples ont déboulonné les héros traditionnels pour s’intéresser à des personnages anonymes à travers lesquels on célébrait un réel objectif plutôt qu’une prétendue vérité historique. De beaux principes qui, dans la pratique, pouvaient produire une littérature bien terne parce que trop collée à la théorie.

On a toutefois trop peu dit que Robbe-Grillet est un écrivain et un cinéaste ludique et pervers. Que la déconstruction de ses récits est en phase avec le fonctionnement, non linéaire et fragmenté, de notre pensée. Et qu’on peut s’amuser follement en fréquentant ses romans et ses films.

Pervers pépère
Pour se convaincre de l’accessibilité de Robbe-Grillet, et afin de s’approprier une clé pour pénétrer dans son univers, une lecture s’avère pertinente. Probablement le seul de ses livres à être articulé dans un ordre chronologique (selon la date de parution des textes ou des conférences), Le Voyageur nous entraîne dans la tranchée du combat que l’écrivain a mené depuis la fin des années 40 jusqu’à aujourd’hui. Et on découvre que Robbe-Grillet peut rimer avec rigolo.

Mais la pièce de résistance demeure son tout nouveau roman, La Reprise, qui révèle plus que jamais le côté joueur et coquin du romancier français le plus étudié dans le monde anglo-saxon. Avec un titre loin d’être innocent, ce 19e livre constitue un condensé des obsessions qui ont habité l’homme tout au long de sa carrière: la gémellité, le dédoublement, le culte sadomasochiste des jeunes filles, la reproduction du schéma oedipien, le recours à l’enquête policière et au mensonge…

Et le tout est brassé pour toujours mettre en doute la chronologie plausible des séquences du récit. "Et, avec le souci principal de mettre un peu d’ordre – si cela est encore possible – dans la série discontinue, mobile, fuyante, des différentes péripéties nocturnes, avant qu’elles ne soient dissoutes parmi la brume des réminiscences fictives, de l’oubli spécieux ou de l’aléatoire effacement, voire d’une totale dislocation, le voyageur reprend sans plus tarder la rédaction de son rapport dont il craint que la maîtrise, de plus en plus, ne lui échappe."

Robbe-Grillet confirme ici sa maestria d’une esthétique de la confusion. Dans un Berlin en ruine, en 1949, un agent français du service de renseignements, pourvu de multiples fausses identités l’obligeant à toujours changer de nom, est chargé d’une mission meurtrière étalée sur cinq jours, dont la finalité lui est cependant inconnue. La réalité apparente se confondra avec celle qu’il imagine, avec ses rêves, ses souvenirs d’enfance. Les fragments de récit, dont on ignore s’ils sont vrais ou faux, sont emmêlés dans cette boîte de casse-tête impossible à reconstituer parce qu’il y manque autant de pièces qu’il y en a en trop.

Le talent de Robbe-Grillet est ici d’offrir plusieurs niveaux de lecture, qui sauront séduire et le jeune néophyte égaré dans le brouillard d’une investigation bizarre, et le spécialiste plongé dans cette mine de références à l’oeuvre de l’écrivain. L’auteur du Voyeur revendique sa délinquance morale en défiant la rectitude politique à coups de scènes lubriques avec des nymphettes vicieuses, sans pour autant renoncer à ses filiations intellectuelles avec des philosophes comme Kierkegaard. Comme quoi le jeu peut être amusant et sérieux.

Une fois le livre terminé, la seule chose qui soit sûre, c’est qu’on pourra reprendre la lecture (la reprise?) sans jamais s’ennuyer. Ce livre demande à être relu, non pas parce qu’on n’y a rien compris, mais parce qu’on y découvrira d’autres pistes. C’est comme le Monopoly; c’est toujours le même jeu mais chaque partie est différente.

La Reprise
d’Alain Robbe-Grillet
Éditions de Minuit
2001, 253 pages

Le Voyageur – Textes, causeries et entretiens (1947-2001)
Christian Bourgois Éditeur
2001, 551 pages

La Reprise / Le Voyageur
La Reprise / Le Voyageur
Alain Robbe-Grillet