La Constance du jardinier : Médecine dure
Depuis la fin de la guerre froide, JOHN LE CARRÉ a su se recycler de belle façon. Avec son 18e livre, l’auteur confirme qu’il est d’abord un grand romancier. Fiction documentée, La Constance du jardinier dénonce les pratiques scandaleuses de certaines multinationales pharmaceutiques. Pilule amère.
On a toujours dit de John Le Carré qu’il était le maître du roman d’espionnage, une étiquette incontestable, mais réductrice, car l’auteur du célébrissime Espion qui venait du froid (1963), du Tailleur de Panama (1996) et de la trilogie Smiley (La Taupe, Comme un collégien, Les Gens de Smiley) est un maître du roman, point. Si le doute persistait chez certains, La Constance du jardinier, son 18e livre, le balaiera d’un coup de plume. On entre dans cette histoire comme dans une forteresse. On a beau chercher des fissures, des défauts, des faiblesses, tout, dans ce roman qui n’a pas seulement comme thème les pratiques scandaleuses de certaines multinationales pharmaceutiques, mais aussi le fond de l’âme humaine, l’ignorance comme alibi, l’à-plat-ventrisme de ceux qui tremblent pour leur confort, le mensonge de ceux qui entassent les richesses, tout est traité de main de maître.
La Constance du jardinier commence par l’annonce de la mort de Tessa Quayle, retrouvée poignardée sur les rives d’un lac dans le nord du Kenya. Jeune et belle, avocate de formation, mariée à un diplomate travaillant au Haut-Commissariat britannique de Nairobi, elle était sur le point de mettre au jour un véritable scandale qui aurait mis en péril l’une des plus importantes compagnies pharmaceutiques internationales.
Pour son mari, Justin Quayle, cette mort va agir comme un puissant révélateur. Le gentleman au calme proverbial, le diplomate sans grandes convictions qui n’a de passion que pour le jardinage est mort en même temps que la femme qu’il adorait. Pour elle, il va se transformer et poursuivre sa mission. Il prend son congé de l’ambassade, se fait fabriquer de faux papiers et une nouvelle identité. Il va devenir, pour les besoins de la cause, Peter Atkinson, journaliste pour le compte du Telegraph, et mènera sa propre enquête, hanté par Tessa (comme le tailleur de Panama était hanté par le fantôme de celui qui lui avait appris son métier), guidé par Tessa.
Il lui faut prouver ce que Tessa savait: que la compagnie Three Bees avait mis sur le marché un médicament contre la tuberculose avant d’avoir terminé les tests; que les Africains avaient servi de cobayes; et que le médicament, sous la forme où il avait été testé, avait des effets secondaires néfastes directement responsables de plusieurs morts. "Le problème est triple, lui explique une chercheuse. Primo: les effets secondaires sont délibérément occultés par intérêt financier. Deuxio: les communautés les plus pauvres du monde sont utilisées comme cobayes par les plus riches. Tertio: les compagnies usent d’intimidation pour étouffer un débat scientifique légitime sur ces problèmes." Justin note dans son carnet, journaliste consciencieux. "L’Afrique compte 80 % des sidéens du monde, lui dicte un médecin travaillant auprès des plus démunis du Kenya. Les trois quarts ne sont pas traités. Merci, les firmes pharmaceutiques et leur serviteur, le Département d’État américain, qui menacent de sanction tout pays osant produire sa version bon marché des molécules brevetées aux États-Unis. Vous avez noté?" Justin note encore, accumule les données, avance pas à pas dans son enquête, et découvre les victimes d’un "monopole amoral qui se paie chaque jour en vies humaines".
John Le Carré (David Cornwell, de son vrai nom) se défend bien, dans le prologue où il explique les démarches de ses recherches et remercie ceux qui l’ont aidé, de noircir la réalité. "En ces temps maudits où les avocats dirigent le monde, je dois multiplier les démentis. (…) Mais je peux vous dire une chose : à mesure que j’avançais dans mon périple à travers la jungle pharmaceutique, je me suis rendu compte que, au regard de la réalité, mon histoire est aussi anodine qu’une carte postale de vacances."
La somme de connaissances qu’il a accumulée, il la distille, mettant les mots, les chiffres, les statistiques dans la bouche de divers personnages, insérant dans la trame des rapports de police, des extraits d’articles de journaux, de lettres d’avocats, contrôlant tous les instruments du romancier avec le brio d’un chef d’orchestre. Tout est maîtrisé.
Le fond, la forme, la psychologie des personnages (le moindre rôle secondaire est dépeint avec autant de soin, de détails, qu’un personnage principal), la structure du récit, le style, le suspense: tout est là, le regard critique sur la réalité mais aussi la fiction avec un grand F, l’horreur mais aussi l’humour, la dénonciation mais aussi la nuance: les bons ont des faiblesses, les méchants se repentent, les innocents meurent au combat, et le monde est hanté par ses morts.
La Constance du jardinier
de John Le Carré
Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin
Seuil, 2001, 488 p.