La Désertion : Pierre Yergeau
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La Désertion : Pierre Yergeau

Dans une écriture dont l’élégance n’a d’égale que la rudesse du pays abitibien où il est né et qui lui inspire son oeuvre, Pierre Yergeau ne déçoit pas, une fois encore, ses  lecteurs.

Dans une écriture dont l’élégance n’a d’égale que la rudesse du pays abitibien où il est né et qui lui inspire son oeuvre, Pierre Yergeau ne déçoit pas, une fois encore, ses lecteurs. Ces derniers se souviennent des personnages qui formaient, échoué en Abitibi en 1933, le Grand Cirque d’Hiver. Le présentateur de piste, Myrtylle, ainsi nommé à cause de la couleur de sa peau. Le trapéziste Al Alexander Hanse, qui mourra à la suite d’un triple saut périlleux. Son épouse Delphine, chanteuse qui abandonnera peu après leurs trois enfants derrière elle. Et puis monsieur Tsé-Tsé, le Chinois secondant la grand-mère aux cuisines du chantier de bûcherons, qui offrira sa tendresse aux enfants ainsi délaissés.

On les a connus dans L’Écrivain public (1996), premier titre d’un cycle devant en compter neuf, qui dévoilait l’histoire de Jérémie Hanse, fils cadet du trapéziste et de la chanteuse. On les retrouve dans ce deuxième pan, La Désertion, l’objectif braqué sur la plus jeune: Michelle-Anne Hanse, alias Mie…

Comme Yergeau use d’une langue lumineuse pour décrire des scènes où règnent le gris, le froid et la puanteur, il aime confronter sans cesse l’étrange et l’ordinaire, les espoirs et les déceptions, le beau et le laid. Et tout cela, qui trouve place il est vrai dans bien des romans, se passe ici dans un monde à nul autre pareil. On avance dans La Désertion comme dans une forêt enchantée, l’infime possibilité que l’on puisse se perdre en chemin nous gardant attentif, prêt à surprendre la moindre apparition.

Lorsque s’ouvre le roman, Mie est devenue une vieille femme. L’homme avec qui elle a eu six enfants vient de mourir, mais elle ne verse aucune larme sur ce départ. Ses enfants ne sont guère présents. Toute sa vie s’étant conjuguée sur le mode de la désertion, elle semble avoir appris à n’être rien pour personne. Des souvenirs? Elle en a peu. Mais ils sont singuliers.

On les découvre à travers des allers-retours dans le temps, alors que l’on voit Mie, enfant, perchée à demeure dans une marmite surplombant, dans la cuisine du chantier de bûcherons, l’étal où sa grand-mère saigne les truies. Autour d’elle, on vaque à ses occupations, ne manquant jamais de suggérer en riant combien la petite au nom de pain serait bonne à manger. Ou alors on la trimballe avec soi, comme un paquet, lui trouvant parfois quelque utilité, un de ses frères allant jusqu’à la cacher dans la tanière d’un ours où elle sera admise, un peu comme Mowgli par les bêtes du Livre de la Jungle, plus amoureusement que par ses pairs.

Au-delà de ces souvenirs, le passé de Mie ne lui est rien. Ce sont les autres, ceux qui ont connu Al Alexander Hanse, Delphine, Myrtylle (que sa grand-mère a façonnés en petites figurines avec lesquelles Mie tente de recomposer le monde), qui possèdent son histoire. Le défunt Cirque la tient. "Pour Michelle-Anne, il n’y aurait pas de vie possible, hors de cette histoire. Plusieurs fois elle rêverait d’une autre existence. C’était inutile."

C’est un grand livre de l’inexistence que nous offre ici Pierre Yergeau. L’instant même, 2001, 200 p.