Mon coeur mis à nu : Joyce Carol Oates
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Mon coeur mis à nu : Joyce Carol Oates

Une chose est certaine : Joyce Carol Oates est fascinée par l’Amérique, et sa production est parfaitement à l’image de son objet d’étude: ambitieuse, exposant une multitude d’espèces humaines, flirtant à l’aise avec le crime comme avec la morale, une oeuvre tantôt étonnante, tantôt ennuyante, mais dont on finit toujours par admirer l’audace.

La presse américaine n’a pas été enthousiaste en 1998, à la parution de ce pénultième roman (aux dernières nouvelles: son 28e) de la prolifique Joyce Carol Oates, le New York Times l’accusant entre autres d’avoir multiplié les anecdotes au détriment de la profondeur des personnages, s’échinant à surcharger un roman par trop déjà surchargé. Le fait qu’elle publie des briques à la vitesse de l’éclair (trois romans en anglais, pour la seule année 2001, et ce, après avoir signé un pavé de 738 pages avec Blonde l’année précédente) finit évidemment par semer le doute. Oates prend-elle le temps de se relire et de peaufiner son texte? Ou ne fait-elle que s’abandonner à une logorrhée chronique en espérant que sa culture, son talent et son humour lui sauvent encore la face?

Une chose est certaine : Joyce Carol Oates est fascinée par l’Amérique, et sa production est parfaitement à l’image de son objet d’étude: ambitieuse, exposant une multitude d’espèces humaines, flirtant à l’aise avec le crime comme avec la morale, une oeuvre tantôt étonnante, tantôt ennuyante, mais dont on finit toujours par admirer l’audace.

Mon coeur mis à nu doit son titre à une phrase d’Edgar Allan Poe tirée de Marginalia (1848), voulant que nul être humain ne puisse jamais véritablement se livrer dans une biographie en toute authenticité: "Personne n’ose l’écrire. Personne, en admettant que quelqu’un ose, ne pourrait l’écrire. À chaque touche de la plume enflammée, le papier se tordrait et s’embraserait." Oates ayant montré ailleurs (ne serait-ce que par son interminable étude du cas Marilyn Monroe dans Blonde) comme elle aime explorer les processus de fabrication de personnages, le lecteur ne devra pas s’étonner de trouver dans Mon coeur mis à nu une espèce de preuve, justement, que l’être a une multitude de faces et donc autant de "vérités" (n’a-t-elle pas elle-même écrit plusieurs romans sous le pseudonyme de Rosamund Smith, nom qu’elle donne par ailleurs à l’un des personnages dans ce nouveau roman).

L’auteure a choisi cette fois de sonder le kaléidoscope humain en observant une famille de brillants escrocs vivant fin 19e, début 20e en Nouvelle-Angleterre. Après un début quelque peu laborieux, où l’on doit comprendre que la lignée descend d’une femme qui se serait réincarnée en oiseau (Oates survolant les siècles, sans doute!), les chapitres se succèdent: certains se présentent comme des novellas (où frères et soeurs commettent de judicieux vols); d’autres comme des contes (dits "les contes du marais", mettant en scène les fantômes qui hantent les marais alentour de la propriété familiale); d’autres enfin racontent l’étrange passé et le présent pour le moins tumultueux de la famille Licht. Les caricatures abondent, il est vrai, et si on a la moindre allergie à ces personnages qui apparaissent dans le roman comme des bornes fluorescentes (Licht veut bien dire "lumière") jalonnant l’histoire de l’Amérique, il faudra passer outre.

Si on aime les mythes, on aura alors d’excellents moments avec la tribu du patriarche Abraham Licht (qui vit d’ailleurs dans une vieille église!), à faire la tournée des grands thèmes (de la peine de mort au complexe d’Odipe, en passant par Abel et Caïn, je crois bien que tout y est). Il est vrai qu’Oates adore les mythes. Elle-même finira par en être.

Traduit de l’anglais par Claude Seban, Stock, 2001, 625 p.