Elizabeth George : Crimes du coeur
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Elizabeth George : Crimes du coeur

ELIZABETH GEORGE s’impose comme une spécialiste des thrillers psychologiques raffinés. Voir a joint la plus anglaise des auteures américaines dans sa demeure californienne, à l’occasion de la parution de sa nouvelle brique en traduction française, Mémoire infidèle. L’un de ses romans les plus ambitieux et aboutis.

On imagine mal Elizabeth George vivant dans les parages de Los Angeles, tant son univers romanesque semble éloigné de la bronzée cité de James Ellroy et Michael Connelly. C’est pourtant là, dans la ville de Huntington Beach, à 35 milles au sud de L.A., qu’habite la plus british des auteures américaines. Quand elle n’est pas en train d’effectuer des recherches quelque part en Grande-Bretagne.

L’auteure d’Une patience d’ange campe en effet tous ses thrillers psychologiques (10 depuis Une enquête dans le brouillard, en 1988) dans la fière Albion, et souvent dans les milieux les plus anglais qui soient, tels les comédies musicales du West End, ou le monde du cricket. Ses enquêteurs sont deux Britanniques pur thé, oeuvrant pour New Scotland Yard, dont un véritable comte, s’il vous plaît! Pas étonnant que la BBC ait transformé cinq de ses romans en téléfilms…

Le paradoxe saute tellement aux yeux que l’écrivaine née en Ohio est manifestement tannée de se faire poser la question. D’entrée de jeu, elle me fait parvenir une requête avant l’entrevue: ne pas lui demander "pourquoi j’écris des romans à l’anglaise". Pour comprendre son amour pour la patrie de Shakespeare, qui a plusieurs origines, elle nous renvoie simplement à son site Internet.

Son univers de prédilection donne en tout cas à ses livres un mélange particulier de moderne et de tradition, de thèmes bien contemporains (le multiculturalisme, le cybersexe) et d’institutions qui semblent ne pas avoir bougé depuis des siècles (le fossé entre les classes sociales, si bien incarné par Thomas Lynley et Barbara Havers; les pensionnats pour garçons et leur tradition de bizutage). "C’est pas mal typique de l’Angleterre d’aujourd’hui! Ce pays a le pied dans deux, probablement trois siècles, remarque Elizabeth George avec un petit rire. Les éléments modernes sont en surimpression sur des traditions vieilles de plusieurs centaines d’années. Ça donne un mélange très intéressant. J’aime que mes romans reflètent ça."

Psychologie criminelle
Cette ancienne enseignante d’anglais, qui a donné un cours sur les "mystery novels" pendant plusieurs années et a donc pu en analyser les mécanismes, trouve dans le roman policier "une structure naturelle" qui procure une ligne directrice à ses histoires. Mais les intrigues très élaborées que tisse Elizabeth George sont surtout prétextes à dévoiler peu à peu, au fil de l’investigation, les sombres secrets que cachent ses personnages; à fouiller profondément les relations qui les lient.

"Mon principal centre d’intérêt est les personnages. J’ai toujours été intéressée par les relations dysfonctionnelles et par la psychopathologie, explique cette détentrice d’une maîtrise de psychologie. Alors, quand je crée des personnages, c’est ce que je considère. Je regarde comment ils interagissent avec les autres, quelle est leur famille et lieu d’origine, l’influence que cette famille a eue sur eux, et ensuite, de quelle façon ils sont impliqués dans l’intrigue, dans le crime. Et comment ce crime déclenche leur propre comportement pathologique. Alors, mes livres sont largement centrés sur les personnages. L’intrigue est généralement secondaire. Le crime lui-même est très secondaire."

"Je dirais que les gens ne lisent pas mes livres parce qu’ils veulent lire un roman policier. Mais probablement parce qu’ils veulent lire une grosse étude de caractères. Même s’ils ont été étiquetés romans policiers, je pense que mes romans sont un mélange de genres. Il s’y passe beaucoup plus de choses que seulement un crime."

Loin des tueurs en série psychotiques ou des crimes à résonances sociales qui ont généralement cours dans les polars contemporains, Elizabeth George fait son lit sur des meurtres aux mobiles essentiellement personnels, enracinés dans l’histoire privée de ses personnages. Ses romans sondent la complexité des relations familiales et amoureuses, la dimension trouble de la sexualité. L’auteure d’Un goût de cendres met généralement en scène des personnages blessés par leur passé… "Mais je crois que c’est vrai pour tout le monde. Chaque être humain est blessé par quelque chose de son passé. Et j’utilise ça comme un outil pour explorer mes personnages."

On la sent elle-même fragile, menacée par des épisodes dépressifs. "L’écriture est un acte qui me permet de rester mentalement équilibrée, avoue George. C’est intense, mais aussi très créatif. Et c’est vraiment important pour moi d’avoir une perspective créative dans ma vie, afin de garder la dépression à distance. Écrire m’aide vraiment. J’écris depuis l’âge de sept ans. Ç’a toujours été pour moi une grande source de réconfort."

La noirceur qui teinte ses romans est l’écho de sa propre vision du monde. "Je vois le monde comme un endroit sombre et dangereux. Et je pense fréquemment que nous, comme espèce, sommes en train de fabriquer notre propre destruction. Alors mes livres traduisent probablement ça."

Deux romans en un
Le point de départ des romans d’Elizabeth George est toujours différent. "Parfois, je commence avec le lieu où je veux installer l’histoire, ou avec les idées que je veux explorer, ou avec le genre de crime à propos duquel je veux écrire. Parfois, l’histoire que je développe me permet d’approfondir un élément qui a un lien avec la vie personnelle de l’un de mes personnages récurrents."

Son nouveau-né en traduction française, Mémoire infidèle, est le produit combiné de trois désirs. "D’abord, je voulais écrire un roman sur la vie mouvante et insaisissable de la conscience [the stream of consciousness]. Deuxièmement, je voulais écrire un livre où un homme parlait à la première personne, pour voir si j’étais capable de faire ça. Et enfin, j’avais été fascinée par l’histoire de Louise Woodward, cette nanny anglaise accusée d’avoir tué un bébé américain, par cette idée d’une étrangère accusée d’un crime dans un autre pays."

D’où, sans doute, le complexe processus d’élaboration de ce long roman, écrit d’abord comme deux livres séparés, que l’auteure a ensuite cousus ensemble. Elizabeth George avait déjà utilisé cette méthode dans Un goût de cendres. Comme un défi lancé à elle-même.

L’écrivaine américaine a toujours besoin de se donner des défis pour continuer à écrire. "C’est absolument essentiel. Quand j’ai commencé à écrire, je me suis promis que je ne réécrirais pas toujours le même livre, comme certains le font. Je me suis promis que je ne suivrais pas une recette. Et je me suis engagée à ce que chacun de mes personnages émerge du roman comme une vraie personne, et non comme un personnage en carton qui existerait juste pour les besoins de l’intrigue."

Mission accomplie.

Mémoire infidèle
D’Elizabeth George
Presses de la Cité

2001, 621 pages

Mémoire infidèle
Mémoire infidèle
Elizabeth George