Les Sombres Feux du passé : Un héros très discret
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Les Sombres Feux du passé : Un héros très discret

Plébiscité par la critique américaine, Les Sombres Feux du passé, du jeune auteur d’origine coréenne CHANG-RAE LEE, trace le subtil portrait d’un homme respectable poursuivi par les fantômes de sa mémoire. Un rappel de quelques horreurs de la Deuxième Guerre mondiale.

On les appelait, avec ou sans une cruelle ironie, les "femmes de réconfort". Des jeunes filles enrôlées, généralement de force, pour soutenir le moral des troupes japonaises durant la Deuxième Guerre mondiale. Les Sombres Feux du passé réveille le souvenir de cette affreuse expérience, l’une des nombreuses atrocités du tragique conflit. Né en 1968 à Séoul, implanté aux États-Unis depuis l’âge de trois ans, Chang-rae Lee a interrogé d’anciennes femmes de réconfort coréennes pour écrire ce roman.

Mais son second livre – après Native Speaker, en 1995, un "manifeste" sur la littérature de l’immigration – est d’abord le récit d’une intégration de façade, hantée par les fantômes de la mémoire. Les Sombres Feux du passé trace le subtil portrait, en demi-teintes, d’un "honnête homme", soucieux de sa réputation, dont le nom, Franklin Hata, témoigne déjà de l’expérience de l’immigrant: un pied dans chaque culture. Et l’impossibilité d’être nulle part.

Le narrateur, septuagénaire, vit depuis une trentaine d’années dans la petite ville new-yorkaise de Bedley Run, où il possédait jusqu’à tout récemment un magasin de fournitures médicales, ce qui lui avait valu le titre inapproprié de "docteur". Voisin très courtois mais discret, le bon docteur Hata a vite compris les codes de cette paisible et prospère communauté, où il est un citoyen estimé et, en apparence, parfaitement intégré. Toute sa vie, cet homme d’origine coréenne, mais adopté par un couple japonais, n’a aspiré qu’à une seule chose: "avoir sa place dans l’ordre des choses". Alors que le passé le submerge, on découvre peu à peu que le devoir et la culpabilité guident les actes de cet homme bon, mais qui n’a pas toujours su faire le bien.

La guerre oubliée
Quand le roman débute, le docteur vient de prendre sa retraite, il a vendu son commerce à un jeune couple inexpérimenté que la faillite menace; une sympathique mais tenace agente immobilière le harcèle pour qu’il vende sa grosse maison Tudor. La façade à laquelle s’accrochait sa vie d’avant ne tient plus à grand-chose. Il faudra peu de choses – la redécouverte d’un objet surgi du passé, un séjour à l’hôpital consécutif à un incendie mineur – pour que des braises de la mémoire émergent à la surface des pans enfouis de sa vie.

Sa relation avortée de manière abrupte avec Mary Burns, une gentille veuve avec qui il partageait un "manque de courage, la peur (…) de traiter jusqu’au bout certaines questions". Ses rapports troubles avec sa fille Sunny, adoptée à l’âge de sept ans par ce célibataire alors quinquagénaire, et qu’il n’a pas vue depuis des années. Pressentant que son adoption masquait autre chose, qu’elle comblait un besoin de se racheter, l’adolescente révoltée n’a pas tardé à ruer dans les brancards, à rejeter le modèle de perfection – "Tu te construis une vie entière d’obligations et de politesses", lui reprochait-elle – désiré par ce père trop plein de bonne volonté.

Ce quelque chose, c’est l’épisode le plus sombre de l’existence de Franklin Hata, vécu alors qu’il était officier médical pour l’armée japonaise impériale et que son régiment cantonné en Birmanie accueillit avec excitation cinq très jeunes "femmes de réconfort". Chargé par le médecin brutal de veiller sur leur état – lire de garder les malheureuses en état de servir… -, le lieutenant tomba amoureux de K, une belle et fière jeune femme, à qui son sentiment maladroit, et probablement égocentrique, n’épargna pas le pire…

Toutes les catastrophes du présent – et elles semblent s’accumuler autour de lui -, toutes les horreurs du passé – et le livre ne nous les ménage pas, évoquant les sexes meurtris des jeunes violées – passent par le filtre d’une narration placide, polie, à l’image du protagoniste. Cette retenue ne laisse passer qu’une émotion diffuse, et le docteur lui-même apparaît comme une sorte de spectre affable, mais c’est là le thème, et le pari, du livre.

Avec ce roman peut-être plus brillant que bouleversant, mais néanmoins fort et maîtrisé, le jeune auteur trace le fascinant portrait d’un homme réservé, qui n’aura vécu qu’un "rêve solitaire d’oubli".

Les Sombres Feux du passé
De Chang-rae Lee
Traduit de l’anglais par Jean Pavans, éd. de l’Olivier, 2001, 362 p.

Les Sombres Feux du passé
Les Sombres Feux du passé
Chang-rae Lee