Sarah : Un Américain à Paris
Garçon de la rue sauvé par l’écriture, JEREMY T. LEROY est la nouvelle star des lettres américaines. Inspiré de son expérience, son premier roman, Sarah, est remarquable. Hélas, il y a la traduction hexagonale…
Jeremy T. Leroy a connu des débuts à faire pâlir d’envie Nelly Arcan. Né de mère prostituée et de père inconnu, ce garçon de la rue, qui a passé son adolescence à faire le même métier que sa mère et que l’écriture a sauvé, allait avoir 20 ans quand Sarah, son premier roman, est paru aux États-Unis en 2000. Il a été reçu à bras ouverts par la critique, porté à bout de bras par des romanciers comme Dorothy Allison ou Dennis Cooper et des stars comme Suzanne Vega.
À peine publié, Sarah s’est retrouvé en tête de liste des best-sellers, Gus Van Sant s’est précipité pour en acheter les droits d’adaptation, Vanity Fair et The Village Voice lui consacraient des articles de fond. Maintenant que le livre est disponible en traduction, c’est au tour de la France de s’extasier. "Nous avons l’immense joie, ainsi que l’honneur insigne, de vous annoncer la naissance d’un écrivain remarquable", délirait Arnaud Viviant dans les Inrocks de novembre dernier, tandis que Josyanne Savigneau, dans Le Monde, comparait le jeune auteur à Carson McCullers.
C’est vrai que Sarah est un premier roman remarquable. S’inspirant de sa propre expérience, Jeremy T. Leroy met en scène un garçon de 12 ans éperdu d’admiration pour sa mère, Sarah, alcoolique et prostituée régnant sur les aires de stationnement des relais routiers. Mais Sarah n’a pas la moindre tendresse pour ce fils qui s’habille en fille, lui pique ses vêtements et sa mousse à bain, et pour qui le bonheur total serait d’avoir sa "propre jupe en cuir et (sa) propre trousse à maquillage à fermeture velcro".
Or, pour concrétiser ses rêves, il lui faut gagner de l’argent. Et convaincre Glading Grateful, le mac de sa mère, qu’il est mûr pour commencer son apprentissage. "J’essaie de dire à Glad que je sais ce qu’il faut faire, vu que j’ai été avec tellement de copains et de maris de Sarah que, s’ils m’avaient payé, j’aurais de quoi m’acheter un élevage d’alligators. Glad me dit que je dois désapprendre les mauvaises habitudes apprises en regardant des putains alcoolisées, sans vouloir offenser personne." Dépité, le narrateur de Sarah va donc partir tenter sa chance en Virginie de l’Ouest, chasse gardée de l’ignoble Le Loup, souteneur des désespérés. Et c’est là-bas qu’il va véritablement connaître l’enfer.
Sur une toile de fond on ne peut plus sordide, Jeremy T. Leroy réussit à inscrire de véritables moments de grâce, des appels sourds à la tendresse, une solidarité dans la décadence, et des personnages inoubliables, assez forts pour survivre à la traduction terriblement argotique, à la limite du supportable, de Francis Kerline. Passe encore que sous sa plume, "the cash" devienne "la tune", ou "the room", "la piaule". Mais quand on traduit "I slammed the front door" par "j’ai claqué la lourde"; ou "Then I ran" par "Et puis je me suis calté"; ou encore: "She’d laugh at the guardians staring at our legs" par "elle se payait la tronche des gardiens qui reluquaient nos guibolles", ce n’est plus une traduction, c’est une adaptation.
Le prochain livre de J.T. Leroy, The Heart is Deceitful Above All Things (un aphorisme attribué au prophète Jérémie), paraîtra très prochainement. Prions pour que le nom de Kerline n’apparaisse pas au générique.
Sarah
de J.T. Leroy
Traduit de l’américain par Francis Kerline
Denoël, 2001, 220 p.