Mystery Train / La République invisible : Grail Marcus
Sous la plume de GRAIL MARCUS, le rock’n’roll retrouve ses lettres de noblesse. Avec Mystery Train et La République invisible, l’essayiste américain montre que le rock est une musique rebelle qui ranime les mythes américains et résiste au conformisme. Deux livres qui tombent pile.
Mystery Train, Images de l’Amérique à travers le rock’n’roll / La République invisible, Bob Dylan et l’Amérique clandestine
Beaucoup ont découvert Grail Marcus avec la version française de Lipstick Traces, qui retraçait la filiation entre le mouvement Dada et les éructations punk des années 80. Le succès du bouquin nous vaut deux nouvelles traductions: celles du premier livre de Marcus, Mystery Train, Images de l’Amérique à travers le rock’n’roll, paru en 1975, et de son plus récent ouvrage, La République invisible, Bob Dylan et l’Amérique clandestine.
Pour Grail Marcus, le rock’n’roll (qu’il ne faut pas assimiler à ce détritus commercial qu’est la musique pop) est bien plus qu’une lubie de baby-boomers nostalgiques. Mystery Train démontre que cet univers de chansons s’inscrit dans la continuité des plus grandes oeuvres de la culture états-unienne: celles de Mark Twain, de Poe, de Thoreau, de Whitman. Marcus s’avoue d’ailleurs "incapable de ruminer sur Elvis sans penser à Herman Melville"!
Fort bien traduit par Héloïse Esquié et Justine Malle, Mystery Train nous rappelle qu’il n’y a de rock’n’roll que rebelle. Cette musique a surgi au coeur du conformisme maccarthyste de l’après-guerre comme une "surprise qui rendait dérisoires les événements qui présidaient à la vie de tous les jours". Elle est la réactualisation d’un ensemble de valeurs qui s’étaient endormies dans le confort douillet des bungalows des premières banlieues. Le rock’n’roll fait revivre, écrit Marcus en parlant des chansons du groupe The Band, des "fragments d’expérience, de légende et d’emblèmes que chaque Américain a reçus en héritage d’un passé mythique". Il secoue le Billy the Kid qui sommeille en chacun de nous quand nous sommes accoudés aux comptoirs des snack-bars du samedi soir.
Le rock’n’roll a été le train qu’il ne fallait pas manquer si on voulait faire autre chose de sa vie que des enfants et des dettes. Mais on est désormais bien vache, et on se contente de le regarder passer: "À mesure que les fans vieillissent, [… ils] échangent le brouhaha hétérogène de l’université contre l’homogénéité tranquille du travail. […] Si la politique a pu signifier la solidarité de la rue ou la communauté politique du campus pour ceux qui ont eu la chance de connaître ce genre de chose, de plus en plus, la politique, c’est aller voter – l’acte politique le plus solitaire qui soit […]. Une vie que les possibles avaient rendue fluide peut se solidifier en solitude. On recherche plus ardemment le confort de la ressemblance et l’on recule devant les risques de la diversité. […] Tout est trop installé."
La mémoire de l’Amérique rebelle
Dans La République invisible, Marcus revient sur cette chance que nous avons laissée passer avec les années 60: "Voilà plus de trente ans, alors qu’un monde que l’on tient le plus souvent aujourd’hui pour une erreur historique prenait forme et corps […] Bob Dylan ne donnait pas tant l’impression de se tenir à un tournant décisif de l’espace-temps culturel que d’être ce tournant décisif. Comme si la civilisation avait pu évoluer à son gré, ou même au gré de sa fantaisie; et de fait, l’espace d’un moment, il en alla bel et bien ainsi."
Dans une traduction plus ou moins réussie de François Lasquin et Lise Dufaux, La République invisible propose essentiellement un commentaire des célèbres Basement Tapes de Bob Dylan et The Band: des enregistrements clandestins, réalisés dans un sous-sol, loin des studios et des imprésarios soucieux de leurs gros sous; des rubans que les gars ont remplis de guitares et de paroles uniquement dans le but de passer le temps. Mais voilà que "cette musique destinée à tuer le temps a fini par l’abolir". Marcus développe alors l’idée qu’on l’a vu avancer dans Mystery Train. Ce que Dylan et The Band ont "capté dans l’air, ce sont des fantômes". Leurs chansons nous inventent des ancêtres: elles sont la mémoire d’une Amérique rebelle. Celle des héros anonymes qui ont fondé les premiers syndicats ouvriers, et des pionniers qui, un siècle avant Jack Kerouac, ont couru l’aventure sur les routes pour finir par peupler la Californie.
À son meilleur, comme dans les Basement Tapes, le rock’n’roll est l’écho d’une Amérique clandestine, qui n’a jamais cessé de résister au conformisme de la bonne conscience patriotique. C’est dire, en ces temps de nouvelle chasse aux sorcières anti-américaines, que les traductions de Mystery Train et de La République invisible pouvaient difficilement paraître à un moment plus pertinent.
Mystery Train
Images de l’Amérique à travers le rock’n’roll
Éd. Allia, 2001, 426 p.
La République invisible
Bob Dylan et l’Amérique clandestine
Éd. Denoël X-trême, 2001, 335 p.