Biographies de femmes : Ma vie de chien
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Biographies de femmes : Ma vie de chien

Ignorées par leur père, terriblement mal aimées par leur mère, violées, affamées, elles ont connu de tout petits coups de chance dans un océan de calamités, et une folle urgence d’être qui les a propulsées l’une après l’autre sur le chemin de la gloire

Ignorées par leur père, terriblement mal aimées par leur mère, violées, affamées, elles ont connu de tout petits coups de chance dans un océan de calamités, et une folle urgence d’être qui les a propulsées l’une après l’autre sur le chemin de la gloire. Baker, Gréco, Sarrazin. Trois femmes qui ont laissé – et, dans le cas de la deuxième, laisse encore – leur marque, racontées par trois hommes férus de détails et, comme il se doit, éperdus d’admiration.

Dans sa biographie (fort bien traduite) de la vie de la grande dame du music-hall, l’auteur irlandais Ean Wood permet que l’on satisfasse notre curiosité pour la star sans lire idiot. Née à Saint-Louis, Missouri, en 1906, de parents artistes qui auront tôt fait de l’abandonner à elle-même, Joséphine Baker usera sa vie durant de son extraordinaire renommée – attribuable autant à son acharnement qu’à son talent – pour défendre tous les opprimés, fussent-ils noirs, juifs, pauvres, des âmes esseulées, des enfants abandonnés (elle en adoptera d’ailleurs 12). Wood parvient à replacer la chanteuse non seulement dans son histoire individuelle mais aussi dans le contexte sociohistorique de l’époque. Échappant au larmoiement et à la complaisance, ce qui n’est pas évident étant donné la dureté de l’existence à laquelle a été soumise Joséphine Baker, le biographe trace plutôt le portrait sensible d’une femme courageuse, souvent pas commode, qui aura trouvé en s’expatriant en France une façon d’échapper à la ségrégation raciale sauce américaine, non sans cesser de la combattre à tout prix.

Comme Joséphine Baker, qui oeuvra activement dans les rangs de la Résistance, la chanteuse Juliette Gréco, sa cadette de 20 ans, a croisé le fer avec les gorilles de la Gestapo: à 16 ans, elle est arrêtée, passée à tabac, fouillée (et du coup déflorée), et reste sans nouvelles de sa soeur et de sa mère envoyées dans un camp de concentration pendant un an et demi. Son histoire n’est pas banale, marquée nombre de fois du sceau de la tragédie, la chanteuse se relevant néanmoins toujours, de sorte qu’on pourrait penser qu’elle a, comme le dit le titre, plusieurs vies. Mais si Bertrand Dicale a choisi d’intituler sa biographie ainsi, c’est sans doute que Gréco s’est aussi distinguée en explorant, en France comme aux États-Unis, presque toutes les coulisses de la culture et du show-business. Elle voulait être comédienne et rien d’autre – Baker voulait danser et rien d’autre -, mais c’est la chanson qui viendra la chercher elle aussi. Autour de Gréco à ses débuts, que des noms qui marqueront la culture bien au-delà de la France: Queneau, Vian, Sartre, de Beauvoir, Brel, Gainsbourg. Elle aura une galerie pour le moins hétéroclite d’amoureux, dont Miles Davis, Sacha Distel, Daryl Zanuck, et Michel Piccoli (son deuxième mari, qu’elle baptisera – affectueusement? – Deux). Elle chantera, dansera, fera des films, de la télé, du théâtre.

Critique musical au Figaro, Dicale s’est livré à un véritable travail de moine pour rédiger ce pavé, multipliant les entretiens avec Gréco et ses amis, épluchant les articles de presse, radiographiant les déclarations et les moindres gestes de la chanteuse à laquelle il voue clairement une admiration sans borne. Cela dit, il n’est pas nécessaire d’être soi-même aussi entiché de Gréco pour savourer ce qui constitue finalement la passionnante traversée de plus d’un demi-siècle sur les scènes, les écrans et dans les coulisses de la culture française.

Née 10 ans après Gréco, Albertine Sarrazin est pour sa part l’héroïne d’une histoire abracadabrante qui combine les pires moments de Bonnie and Clyde et de La Petite Fille aux allumettes. Placée à l’adoption par sa jeune mère (une domestique engrossée par le médecin-colonel qui l’emploie), elle sera adoptée un an et demi plus tard par son père naturel qui, avec son épouse, décide d’en faire une jeune fille bien. Après l’avoir affublée d’un nouveau nom, le couple la soumet à un univers régimenté d’où la tendresse est résolument exclue. Le résultat est catastrophique, et la jeunesse troublée d’Albertine se conjugue en une suite de petits larcins pour lesquels elle paie sans commune mesure – emprisonnement sur emprisonnement, révocation de l’adoption – jusqu’à sa mort à 29 ans sur une table d’opération (à la suite d’une erreur médicale…).

L’auteur, Jacques Layani, est révolté, à juste titre. Prenant en quelque sorte la relève de l’ange gardien d’Albertine (son mari Julien Sarrazin, qui lui a survécu 24 ans), il oeuvre ici à ce que les injustices dont a été victime la jeune voleuse devenue écrivaine ne soient pas oubliées. Mais s’il semble faire la vérité sur l’affaire Sarrazin, il ne parvient pas également à cerner le personnage. Pour retrouver l’âme d’Albertine Sarrazin, on relira, ou on découvrira, L’Astragale et La Cavale, ses deux romans écrits en prison et qui garantissent sa mémoire.

La Folie Joséphine Baker, de Ean Wood, Le Serpent à plumes, 2001, 360 p.

Gréco. Les Vies d’une chanteuse, de Bertrand Dicale, JC Lattès, 2001, 741 p.

Albertine Sarrazin. Une vie, de Jacques Layani, Écriture, 2001, 348 p.