Livres

Margaret Atwood : Le passé intérieur

Le nouveau roman de MARGARET ATWOOD confirme le talent de cette conteuse exceptionnelle. Elle nous parle de la genèse de son best-seller, et de l’histoire de son pays, aussi le  nôtre…

Pour Margaret Atwood, la quatrième fois fut la bonne. À l’automne 2000, la grande romancière canadienne se voyait enfin remettre le Booker Prize, réputée récompense britannique. "Ç’a été beaucoup de plaisir, commente l’auteure dans une entrevue accordée, dans les deux langues officielles, lors de son passage à Montréal. Mon agent a pleuré pendant 20 minutes! Ça n’aurait probablement pas été aussi agréable de ne pas le remporter la quatrième fois. Chaque fois que j’ai été finaliste, la presse canadienne a fait tout un plat du fait que je n’avais pas gagné. Et cette fois, ils ont fait tout un plat de ma victoire… C’est si ridicule. Mais ce ne sont pas les prix qui déterminent votre attitude face à votre travail. Ils dépendent largement de la chance et de qui est en compétition cette année-là. Les éditeurs et les libraires les aiment, parce qu’ils stimulent l’intérêt, font vendre des livres." En effet: Le Tueur aveugle se serait déjà envolé à plus d’un million d’exemplaires…

Temps fou
Les récents romans de l’auteure de Captive et de La Voleuse d’hommes travaillent volontiers sur le temps, multipliant les allers et retours dans le passé selon un schéma non linéaire. "J’aime écrire des livres qui font en sorte que j’apprends quelque chose, relève Margaret Atwood. On apprend toutes sortes de choses simplement en fouillant dans les archives pour examiner les journaux et revues. On réalise qu’une société entière existait, qui était passablement différente de celle dans laquelle nous vivons présentement. Toutes les règles étaient différentes."

À travers la vie de deux sours – une "histoire de fragilité humaine" -, Le Tueur aveugle fait défiler ainsi presque toute l’histoire du 20e siècle. Iris, la narratrice, est née pendant la Première Guerre mondiale. "Les gens comme elle sont en exil. Ils vivent dans un pays qui leur est absolument étranger. Rien n’est plus comme avant. L’automobile, la télé, le micro-ordinateur: les grands changements ont peut-être été plus nombreux que dans les 2000 ans précédents. Iris a vécu beaucoup de périodes et d’événements importants. Et nous vivons maintenant avec les résultats de tout ça. Ça n’a pas été un siècle très heureux. Mais les autres avant non plus… (rires)"Écrit alors que l’écrivaine avait l’impression qu’une autre récession se profilait à l’horizon, le roman fait notamment revivre les années 30, avec ses tumultueuses luttes sociales, ses clivages gauche-droite très marqués, la guerre civile en Espagne, où se sont enrôlés de jeunes Canadiens gauchistes. "Les communistes étaient très forts au Canada à cette époque. Ils récoltaient passablement d’appuis. Il y a eu cette marche révolutionnaire sur Ottawa, qui a presque réussi. Parallèlement, on assistait à l’ascension du fascisme, que les capitalistes soutenaient pour son opposition au communisme. Pas juste en Allemagne: ici, aux États-Unis – Henry Ford était un ami de Hitler -, en Angleterre. Les choses étaient beaucoup plus partisanes, et très divisées: vous étiez de gauche ou de droite. C’était une époque très intéressante. "Si vous lisiez les journaux de cette période, vous seriez probablement très surpris du taux de popularité que le fascisme avait réellement dans ce pays avant la guerre. Quand la guerre a débuté, bien sûr, tout a changé. Les choses changeaient très rapidement à cette époque. Une minute, les Russes communistes étaient l’ennemi; la suivante, ils étaient nos copains, et Oncle Jos (Staline) était un bon gars. Et ensuite, après la guerre, les choses ont de nouveau changé. C’est une véritable leçon de propagande."

Pays de guerres
Une leçon qui pourrait nous servir aujourd’hui et que l’écrivain résume ainsi: "Ne croyez pas tout ce que vous lisez dans les journaux. Les alliés changent suivant le sens où souffle le vent. Présentement, on est copains avec les États-Unis; nous voyons certains pays d’un mauvais oil. Mais tout ça peut changer (rires)…"

Les romans d’Atwood pourraient presque être des leçons de relativisme. Les souvenirs, extraits de journaux, roman dans le roman qui forment la mosaïque du Tueur aveugle donnent ainsi "des points de vue différents sur les mêmes événements". "Si vous regardez la télé québécoise en anglais ou en français, vous allez avoir des interprétations complètement différentes du même événement, selon ce qui intéresse le public", avance-t-elle à titre d’exemple.

L’auteure de Captive joue souvent sur les différentes perceptions, et la façon dont les idées politiques colorent notre vision des choses, nos partis pris. "Pour le monde islamique, Oussama ben Laden est un héros, un genre de Robin des Bois. Pour nous, c’est un méchant. Ça dépend de quel endroit vous regardez les choses. Bien sûr qu’il y a une vérité, mais elle n’est peut-être pas unique. Et deux choses peuvent être vraies en même temps, bien que contradictoires. Notre monde n’est pas entièrement logique."

Pareil pour Le Tueur aveugle, dont le titre peut renvoyer à un certain nombre de possibilités. "Il est toujours plus intéressant d’avoir quelques pistes d’interprétation. Et c’est nécessaire pour moi d’avoir un défi. Si j’écrivais ce que j’ai déjà écrit, ce serait lassant. Ça ne m’intéresse pas de répéter une formule. J’aime travailler fort et avec intensité", dit-elle avec cette discrète ironie qui la caractérise.

L’exploration du passé semble en tout cas un terreau particulièrement fertile pour la littérature canadienne. Étonnamment, peut-être, Margaret Atwood fait remonter la naissance de ce récent courant à la parution de Kamouraska, d’Anne Hébert. "Avant, on pensait que le Canada était un pays ennuyeux, explique l’auteure d’Alias Grace. Mais en y regardant de plus près, on a vu que son histoire était pleine de meurtres, de trahisons…"


Le Tueur aveugle
Dans cette brique aussi passionnante qu’ambitieuse, Margaret Atwood redonne toutes ses lettres de noblesse au plaisir de se faire raconter une histoire. Et dans Le Tueur aveugle, elle en entrelace trois. Il y a Iris, une octogénaire de la petite ville ontarienne de Port Ticonderoga, qui couche son histoire sur papier pour le bénéfice d’une petite-fille qu’elle ne voit plus. Une histoire tragique, marquée notamment par la perte de sa sour, morte dans un "accident" de voiture en 1945.

Laura était une rêveuse éprise d’absolu; Iris est plutôt une pragmatique qui fait des arrangements avec la vie. Dans les années 30 et 40, autant l’une que l’autre sont dépourvues de droits. À la suggestion de son père, un éclopé de la Grande Guerre qui tente désespérément de sauver l’usine familale – une fabrique de boutons! – menacée par la Dépression, Iris acceptera un mariage d’intérêt avec un capitaliste fortuné.

Le récit d’Iris est entrecoupé de chapitres du Tueur aveugle, un roman-culte posthume signé par Laura, où un homme et une femme multiplient les rencontres clandestines dans des chambres minables. Telle Schéhérazade, le personnage masculin y raconte à sa belle des histoires de science-fiction, qu’il vend à des magazines à quatre sous. Des récits peuplés de jeunes filles sacrifiées et d’assassins aveugles…

Sous la plume d’une autre auteure, cette histoire romanesque – qu’on ne peut pas trop déflorer… – deviendrait peut-être une grande saga à l’eau de rose. Mais c’est sans compter l’intelligence de Margaret Atwood, son ironie, la savante construction du roman, qui dissémine soigneusement ses révélations, l’acuité de ses métaphores, la force de ses images en trompe-l’oil. Le triple jeu de miroirs de la narration fournit un tableau complexe de l’histoire.

Le Tueur aveugle est à la fois un suspense, une peinture grinçante des maux de la vieillesse, une histoire de trahisons, d’aveuglement, de douloureux secrets familiaux… La totale, quoi.

Traduit de l’anglais par Michèle Albaret-Maatsch, Éd. Robert Laffont, 2001, 587 p. (M. L.)