La guerre en bédé : Images de guerre
Aussi loin que remonte le genre, la bande dessinée n’a jamais cessé de mettre en scène le thème de la guerre. Cet hiver encore paraissent deux albums racontant les deux principaux conflits du 20e siècle.
À une époque où la guerre était célébrée dans sa grandeur épique, la tapisserie de Bayeux, ancêtre de notre bande dessinée, évoquait les étapes de la conquête de l’Angleterre par les Normands en 1066. Mille ans plus tard, La Guerre, vibrante dénonciation du peintre Otto Dix, se présentait sous la forme d’un triptyque. Si notre façon de juger ce phénomène humain a changé, le souci de représenter la guerre en une succession d’images superposées demeure.
Ainsi, plusieurs bandes dessinées ont été consacrées à ce thème durant la dernière décennie. On pense aux fresques de Jacques Tardi, comme C’était la guerre des tranchées, peignant la boucherie effroyable que fut la Première Guerre mondiale; à des drames en huis clos, tel cet insolite Réducteur de vitesse de Christophe Blain, racontant les mésaventures de matelots à bord d’un cuirassé; ou encore à des souvenirs personnels, comme ceux du soldat américain Alan Ingram Cope participant au débarquement de Normandie, qu’Emmanuel Guibert a adaptés en bulles et en cases dans La Guerre d’Alan.
Coréalisé par Jean-Michel Beuriot et Philippe Richelle, Le Dernier Printemps (inaugurant une série intitulée Amours fragiles) s’ouvre en 1942 sur la Côte d’Azur où le Berlinois Martin Mahner, qui fait partie de l’armée d’occupation allemande, entretient une liaison avec une Française mariée. Ce long prologue laisse place aux souvenirs que garde le héros des événements ayant perturbé son pays 10 ans plus tôt, plus précisément la montée du national-socialisme, l’accession au pouvoir d’Hitler en janvier 1933 et la persécution des juifs allemands qui a suivi.
Le dernier printemps, c’est celui d’avril 1933 où Martin s’est épris de sa voisine Katarina, jeune juive dont le père médecin s’est donné la mort après avoir tué accidentellement un SA qui empêchait ses patients de se rendre à son cabinet. L’album est empreint de l’atmosphère de terreur et de méfiance qui régnait à Berlin et rappelle les faits saillants des années d’avant-guerre, tels le boycott des commerces juifs, les assemblées du parti nazi (auxquelles participe le père du héros), l’emprise des militaires sur les citoyens et la perte soudaine de la liberté d’expression.
À partir de cas anecdotiques, l’album parvient à illustrer le processus de renversement de l’ordre social à la naissance de toute dictature. Martin étant étudiant, le monde de l’éducation est représenté à la fois comme le témoin, l’acteur et la victime de ces changements. On verra notamment un dernier de classe s’engager dans les SA, emploi qui lui permet de se venger des humiliations que lui faisaient subir ses camarades, et le renvoi d’un professeur de lettres qui s’opposait en classe à l’idéal nazi.
Le dessin de Richelle se distingue par la finesse du trait, repassé à la plume, et par ses couleurs, à l’aquarelle, qui rendent tour à tour la lumière chaude du Midi et la grisaille de l’Allemagne du Nord. Somme toute assez classique, l’oeuvre, qui s’est vu décerner le prix Bédélys Or lors du dernier Salon du livre de Montréal, est fort instructive quant aux principales étapes ayant abouti au plus grand conflit du siècle et à leur impact sur la vie privée. Le scénario de Beuriot y décrit les faits de façon réaliste avec un souci du détail (tant matériel que psychologique) des plus minutieux.
La guerre nous parle
Tandis que Beuriot et Richelle s’attachent à illustrer le mécanisme social et politique menant à la guerre, David B., dans un récit quasi surréaliste, en cherche la signification profonde.
La Lecture des ruines met en scène deux personnages authentiques vivant une situation loufoque inventée. À la demande de l’état-major français, en 1917, le folkloriste hollandais Jan Van Meer part à la recherche de l’ingénieur Hellequin, inventeur d’équipements destinés à l’armée, récemment disparu. Dès le début de son enquête, de passage à Londres, Van Meer retrouve Hellequin atteint de folie. Se précipitant dans les rues lors des bombardements aériens, tandis que la population gagne les abris, le savant dresse la liste de l’Alphabet des ruines. Car, selon lui, chaque obus lancé sur la ville laisse une trace, une lettre, lisible dans les décombres d’un immeuble, la position d’un cadavre ou les cicatrices d’un visage mutilé. L’ensemble de ces lettres formerait un message contenant le sens de la guerre: "Tout cela signifie quelque chose. Cela ne peut pas ne pas avoir de sens. La guerre nous parle. Il faut que nous arrivions à lire ce qu’écrivent ces obus et ces bombes depuis trois ans."
Avec son trait élégant et stylisé, David B. nous livre un album largement inspiré de sa fascination pour les mythes, les légendes, les rêves et ses symboles, lesquels parcourent d’ailleurs l’ensemble de son oeuvre (voir Cheval blême et L’Ascension du Haut mal). Loin de se réduire au premier grand conflit mondial, la guerre y est montrée dans sa dimension plus universelle, à travers la bouche du héros folkloriste qui rappelle les nombreuses croyances et superstitions l’entourant. Une façon plus personnelle, moins pédagogique, d’aborder le sujet.
Le Dernier Printemps, Casterman, 2001, 86 p.
La Lecture des ruines, Dupuis, collection "Aire libre", 2001, 88 p.