Tonino Benacquista : Doubles messieurs
Le Québec a un faible pour TONINO BENACQUISTA. Son nouveau roman, Quelqu’un d’autre, lui vaudra certainement des fans de plus. À l’occasion de la sortie de ce livre, nous nous sommes livrés au jeu de l’interrogatoire avec l’accusé.
Depuis l’introuvable Épinglé comme une pin up dans un placard de G.I jusqu’à Saga, en passant par La Maldonne des sleepings, Trois Carrés rouges sur fond noir et La Commedia des ratés, Tonino Benacquista s’est attaché un public d’inconditionnels. Avec Saga, paru chez Gallimard en 1997, l’auteur de polar est devenu un auteur, point. Et l’on n’a rien perdu au change. L’humour assassin, le don de tenir le lecteur en haleine, un talent fou pour les dialogues, le sens aigu du portrait: le meilleur de Benacquista est dans son nouveau roman, Quelqu’un d’autre, ou les mésaventures de deux quarantenaires qui ont fait le pari de changer de peau, pour vrai.
Quelle a été l’étincelle de départ de Quelqu’un d’autre?
Peut-être la quarantaine. C’est mon âge. J’avais envie de traiter, par la fiction, de ce vieux thème de la disparition, de la métamorphose. Que deviennent ceux qui disparaissent? Ceux qui, en milieu de parcours, décident de changer de vie? Et ceux qui disparaissent sous nos yeux, lentement, sans que personne ne s’en rende compte?
Si l’on vous donnait l’occasion de devenir quelqu’un d’autre (avec l’option de revenir en arrière si les choses tournaient mal, disons…), que seriez-vous?
J’ai cette chance de pouvoir changer de vie à chaque roman. À quoi bon vouloir devenir quelqu’un d’autre?
Avez-vous déjà rêvé, à l’instar de Thierry Blin, de devenir détective privé?
Je dirais: qui n’en a pas rêvé? Le privé, défini par Raymond Chandler, est le dernier homme libre sur terre. Sa désinvolture, mais aussi sa compassion pour ses congénères, font de lui un témoin exceptionnel.
Entre les deux personnages principaux de Quelqu’un d’autre, y en a-t-il un auquel vous croyez ressembler davantage?
Disons que je rejoins Blin dans ses rêves, et Gredzinski dans sa réalité.
"Craignez les anxieux, le jour où ils n’auront plus peur, ils deviendront les maîtres du monde." Reprendriez-vous cette phrase de Gredzinski à votre compte?
Bien sûr. C’est un anxieux qui vous le dit.
La crise de la quarantaine, si mes calculs sont bons, vous êtes en plein dedans?
Voir réponse à la question 1.
Quels symptômes avez-vous observés?
Ne plus se sentir immortel.
Vous avez eu, dès votre premier polar publié en poche, un public de fans. En changeant de collection, n’avez-vous pas eu peur de perdre quelques joueurs?
Non, je n’ai pas eu peur de perdre des lecteurs. Ce serait considérer l’écriture comme une entreprise de marketing. Derrière chaque exemplaire vendu, il y a, pour moi, un individu, quelqu’un qui m’a fait confiance, c’est à lui que je pense.
Avez-vous l’intention de revenir au roman noir?
Tout dépend de l’histoire que l’on a envie de raconter, de la manière de la raconter, du sens qu’elle laisse derrière elle. Et comme disent les Anglais: don’t judge the book by its cover.
Les jeunes auteurs, ou ceux qui rêvent de le devenir, vous demandent-ils souvent conseil? Si oui, quel conseil leur donnez-vous le plus souvent?
On ne m’en demande pas. Le cas échéant, je répondrais: "Il y a deux types d’individus: ceux qui écrivent, et ceux qui aimeraient avoir écrit." Pour peu qu’on s’y arrête, cette phrase est, je crois, un excellent conseil à donner à un jeune auteur.
Vous n’êtes jamais venu au Québec. Est-il vrai que vous avez la "trouille" de l’avion?
Je n’ai pas la trouille de l’avion, je suis allé aussi bien en Asie qu’aux États-Unis. Mais depuis quelques années, les longues distances me mettent mal à l’aise. J’ai très envie de venir au Québec, c’est vrai, très sincère. Si je reprends un jour l’avion, ce sera pour répondre à l’invitation de mon éditeur de nouvelles, Gilles Pellerin de L’instant même, et faire connaissance avec le pays entier!
Votre cinéaste préféré?
Martin Scorsese.
Votre auteur de polar préféré?
Donald Westlake.
Votre dernière découverte littéraire?
Un certain Gustave Flaubert (sa Correspondance).
Votre sport préféré?
Le tennis, bien sûr.
Un souvenir marquant de votre enfance?
Noblesse oblige, avec sir Alec Guinness, à la télévision. Plus rien ne futjamais pareil.
Qu’est-ce qui vous amuse le plus?
Les gens qui font de l’humour un souci quotidien.
Qu’est-ce qui vous met en colère?
Concevoir la vie dans sa propre et unique logique.
Qu’est-ce qui vous fait vraiment peur?
La suite.
Quelqu’un d’autre
Deux hommes au tournant de la quarantaine. D’un côté, Thierry Blin, encadreur, fatigué de la monotonie de son existence, déteste son nom et son menton fuyant, rêve d’une métamorphose. De l’autre, Nicolas Gredzinski, éternel inquiet, employé dans le secteur des communications d’une méga-entreprise en périphérie de Paris, aimerait devenir lui-même, son "moi rêvé, celui qu(‘il) n’a jamais eu le courage de faire naître". Ils ne se connaissent pas, se retrouvent par hasard sur le même court de tennis. Il suffira d’un match (décrit avec une verve et un enthousiasme parfaitement irrésistibles) pour que les protagonistes de Quelqu’un d’autre sentent naître une sorte de fraternité.
Après avoir commenté les qualités respectives de Björn Borg (la perfection) et de Jimmy Connors (la grâce) devant un verre de vodka qui sera suivi de plusieurs autres, Blin lance un défi à Gredzinski: devenir quelqu’un d’autre, au sens propre. Rendez-vous dans trois ans, jour pour jour, au même bar. Celui qui aura réussi pourra alors demander ce qu’il veut à l’autre. N’importe quoi. "Existe-t-il un plus gros enjeu au monde?"
Fin de la rencontre et du prologue. Désormais, nous allons suivre en alternance les trajectoires parallèles des deux héros. Trembler devant l’audace du plan que Blin a ourdi avec un soin maniaque, être témoins de la métamorphose que l’alcool opère lentement mais sûrement chez Gredzinski, des transformations subtiles qui s’inscrivent dans le regard des autres, des risques encourus de part et d’autre. Jusqu’à ce que le jeu arrive à son terme, et que les parcours des participants se croisent à nouveau, comme prévu, pas du tout de la façon dont on s’y attendait.
Avec cet inimitable mélange d’humour et de suspense qu’il affine de livre en livre, additionné cette fois d’une touche plus grave, l’auteur soulève, l’air de ne pas y toucher, des questions essentielles. Devrait-on se résigner? Accepter son sort comme une fatalité? A-t-on le droit de se transformer, et si oui, à quoi bon? Quant aux réponses, Benacquista a la politesse de nous en laisser le soin.
Quelqu’un d’autre
de Tonino Benacquista
Gallimard, 2001, 275 pages