Julia Kristeva : Les grands esprits
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Julia Kristeva : Les grands esprits

Le génie féminin existe-t-il? Si oui, qu’a-t-il de particulier? La psychanalyste et romancière JULIA KRISTEVA nous répond dans sa trilogie qui s’achève avec la parution d’un essai sur Colette, après deux premiers tomes sur Hannah Arendt et Melanie Klein. Nous n’allions pas nous priver, en cette semaine du 8 mars, de poser quelques questions à l’auteure.

Génie: "Aptitude supérieure de l’esprit qui rend quelqu’un capable de créations, d’inventions, d’entreprises qui paraissent extraordinaires ou surhumaines."

Ce n’est pas rien d’être génial. Mais cette définition ne s’applique pas qu’à l’homme, comme semble l’indiquer l’antédiluvien Petit Robert en citant plus loin le génie de Napoléon, de Mozart, de Molière. Mais oublions les dinosaures: l’approche contemporaine de l’histoire est de nos jours suffisamment développée et pratiquée pour que l’on n’ait pas à revenir sur ces batailles féministes pleurnichardes des "nous sommes aussi capables que les hommes". Aujourd’hui, tout le monde devrait le savoir.

Donc, allons un peu plus loin. Qu’est-ce que le génie féminin? Qu’a-t-il de spécifique? Le génie n’est-il pas neutre? C’est ce que Julia Kristeva analyse à travers trois figures importantes du XXe siècle: la philosophe Hannah Arendt (1906-1975), la psychanalyste Melanie Klein (1882-1960) et Colette (1873-1954), sous-titrant sa trilogie La vie, la folie, les mots, thèmes qui correspondent dans l’ordre à chacune d’entre elles.

Kristeva a signé des livres qui font autorité dans les sciences humaines (parmi lesquels Étrangers à nous-mêmes et Soleil noir. Dépression et mélancolie); mais elle s’intéresse également au "féminin" en tant que sujet d’étude (Les Chinoises, Le Féminin et le Sacré). Après tout, cela paraît normal pour une psychanalyste. "On m’a souvent reproché, avoue Kristeva avec assurance, de n’avoir jamais produit d’ouvrage complet, de livre d’ensemble sur les femmes. Je voulais donc apporter ma contribution. Mais j’ai toujours préféré rester dans le fragment, je n’aime pas parler en termes généraux, ce que font souvent les féministes." Dans son livre sur Colette, elle écrit noir sur blanc avoir voulu se distinguer du féminisme militant, qui, selon elle, "ignor[e] la singularité des sujets, croit pouvoir enfermer toutes les femmes, comme tous les prolétaires ou tout le tiers-monde, dans une revendication aussi acharnée que désespérée".

Sa position est claire.

Le lien et l’objet
Pour Kristeva, il ne s’agissait donc pas de repérer dans l’histoire des femmes qui ont été productives ou célèbres: elle a choisi avant tout des esprits inventifs. "Je sais qu’il y a un grand nombre de femmes exceptionnelles à travers le siècle. Mais toutes ne se sont pas posé la question du féminin comme l’ont fait Arendt, Klein ou Colette, chacune dans sa discipline." Cet élément est fondamental pour comprendre la trilogie de Kristeva, dont la lecture est, disons-le, exigeante.

Ce qui prime chez ces trois femmes, c’est qu’elles ont travaillé, pensé et créé "en dehors" de la dichotomie hommes-femmes, comme l’explique Kristeva; en fait, elles ont travaillé dans une grande liberté de pensée, sans se couper de leur part de féminin ni de leur part de masculin (que nous avons tous en nous). "Chez Arendt, vous avez une apologie du lien à l’autre qui est tout à fait de l’ordre du féminin. De son côté, Klein rejette la théorie du narcissisme de l’enfant (comme le suggérait Freud), et note à quel point il a besoin de l’autre (au départ, du sein maternel); quant à Colette, toute son écriture montre son rapport au "cosmos", c’est-à-dire au monde."

Le lien au monde, à l’objet, est donc une marque du génie féminin.

Est-ce pour cela que Colette aurait inventé, comme le rapporte Kristeva, un alphabet qui dirait mieux le lien entre la vie et la pensée? "D’abord, Colette ne se reconnaissait pas dans la littérature, et ne se considérait pas comme une "littéraire". Elle s’est toujours présentée comme une paysanne bourguignonne, ce qui ne l’a pas empêchée d’écrire. En revanche, elle a fait passer dans son écriture toute son "expérience", et ce mot est très important: Colette a fait une jonction entre les sens et le verbe, et, selon moi, elle a réussi cet équilibre si difficile, si rare, entre le sensible et le nommable."

L’art du langage constitue selon elle le génie de Colette.

Kristeva déplore que l’écrivaine française ait suscité autant de biographies sans que l’on s’attarde sur cette écriture unique. "On a beaucoup parlé de Colette parce qu’elle a fait scandale, parce que sa vie fut mouvementée. Mais Colette n’a jamais été reconnue à sa juste valeur pour son écriture. D’ailleurs, on m’a même demandé pourquoi je m’intéressais à cet écrivain de second ordre! Donc, d’un côté, certains ne la considèrent même pas; mais, de l’autre, vous avez ceux qui se brûlent à Colette, qui adorent la provocatrice, la femme, mais qui, eux aussi, délaissent l’essentiel."

Pourtant, Colette a vraiment innové tant sur la forme que sur le fond, comme l’écrit Julia Kristeva. "[Les Claudine] révèlent surtout une autre image de l’érotisme féminin, une soeur solaire de l’hystérique freudienne qui avouait à l’oreille du très attentif docteur viennois une sexualité traumatisée et plutôt honteuse. Dans un contrepoint vigoureux, Colette impose une parole féminine désinhibée qui se plaît à formuler ses plaisirs sans pour autant en dénier les angoisses."

Féminin singulier
Ce qui réunit ces trois femmes inspirantes, c’est aussi que, contrairement à d’autres, elles se sont épanouies dans leur travail. "Leur oeuvre est un réel hymne à la vie: elles ont toutes trois un rapport au vivant, un respect de la vie qui est remarquable. Elles se sont épanouies dans leur pensée, dans leur activité intellectuelle, et elles ont trouvé une véritable félicité de la pensée."

Pour une rare fois, en entendant quelqu’un évoquer le thème de la vie, on n’est pas dans le discours convenu au sujet des femmes. C’est qu’Arendt, Klein et Colette ont poussé plus loin cette question, et ont transcendé le féminin pour développer leur réflexion. "Ce qui les caractérise, c’est qu’elles ont fait avancer leur science (ou leur art): elles ont apporté un nouvel élément à leur discipline. Klein, par exemple, a démontré que la "projection", l’empathie (donc le lien à l’autre évoqué plus haut), était nécessaire pour comprendre le patient dans une cure psychanalytique; aujourd’hui, c’est un concept que tout le monde connaît."

Julia Kristeva évoque aussi le rapport des femmes au temps. "Chez elles, ce n’est pas le temps de la mort ou, si vous voulez, l’idée de la "fin" (comme chez leurs collègues masculins) qui est le moteur de leur travail. Le temps essentiel chez ces trois femmes, c’est celui de la naissance, de l’éclosion."

Après la publication de ces trois livres, Kristeva revoit son engagement d’un autre oeil. "Le féminisme (français, en ce qui me concerne) a été une ruse de l’histoire pour m’amener à trouver ma singularité. Ce qui importe, pour moi, c’est d’arriver à se singulariser "par" le féminin. Le modèle politique conformiste ne sert pas plus les politiciens que les féministes. Il faut trouver autre chose pour se rapprocher du public, et celles qui proposeront une autre parole, qui ne parleront pas la langue de bois, assureront la diversité, la rencontre d’expériences multiples." C’est ce qu’ont fait Colette, Melanie Klein et Hannah Arendt.

Bien qu’elle n’ait pas compté Simone de Beauvoir parmi ces femmes d’exception, Kristeva lui dédie le dixième chapitre de Colette (Y a-t-il un génie féminin?). "Arendt, Klein, Colette – et tant d’autres – n’ont pas attendu que la "condition féminine" soit mûre pour réaliser leur liberté: le "génie" n’est-il pas précisément cette percée au travers et au-delà de la "situation"?"

Le Génie féminin. La vie, la folie, les mots:
Hannah Arendt, 1999, 410 p.
Melanie Klein, 2000, 448 p.
Colette, 2002, 621 p.
Éd. Fayard