Françoise Rey : Trou de mémoire
FRANÇOISE REY a écrit des romans érotiques pendant plusieurs années. Dans ce livre, La Gourgandine, un récit autobiographique, l’auteure pose un regard mature sur son oeuvre. Nous avons joint l’écrivaine pour qu’elle nous parle de son nouveau rapport à l’écriture.
Bien avant que Nelly Arcan soit en âge de confier ses fantasmes à son psychanalyste et que Catherine M. ait l’idée de raconter ses orgies au monde entier, Françoise Rey écrivait en 1989 son premier roman érotique, La Femme de papier, qui connaissait instantanément le succès. Aujourd’hui, après avoir écrit plus d’une vingtaine de livres érotiques, dont certains résolument hard, elle ne renie rien… même si elle demande pardon avant de dire le mot "cul". Elle vient de signer avec La Gourgandine un récit autobiographique dans lequel elle retrace la genèse de son oeuvre.
"Ce livre-là devait s’appeler, à l’origine, Psychanalyse d’une gourgandine, mais c’est un titre qui a fait fuir les éditeurs", explique-t-elle de sa maison lyonnaise où on l’a jointe par téléphone. N’empêche, il s’agit bel et bien d’une incursion autothérapeutique: le récit, fort habilement romanisé, d’une jeunesse écrasée par la morale et la petitesse d’esprit. "Ç’a été extrêmement douloureux à écrire, poursuit-elle. Ça m’a plongée dans une espèce de semi-déprime dont j’émerge à peine." Dont acte.
Écrire en liberté
C’est le conte de la douce horreur qui sévit en France, comme au Québec, et un peu partout en Occident. Comme tant de petites filles qui naissent avant le vent de libération sexuelle (et intellectuelle) des années 60, Françoise Rey est élevée dès le berceau dans la honte des choses de l’amour. Un conte a priori banal, comme l’est aussi le fait que les parents de la petite fille ne s’entendent guère, que le père eût préféré avoir un garçon, tandis que la mère eût préféré rien du tout, l’obligation de se plier au devoir conjugal ayant étant suffisamment pénible comme ça merci. Mais là où l’histoire de Rey est singulière, c’est que le poupon qu’elle est sera soumise dès sa naissance à l’obsession d’un père, qui, pendant environ huit ans, contrôlera, calculera et examinera les selles de l’enfant.
"Cet amateur de fiente, cet affamé d’étrons, cet obsédé de merde", écrit-elle dans La Gourgandine, n’est jamais aussi heureux dans son rôle de père que lorsqu’il installe la petite sur le pot en lui ordonnant de pousser ou qu’il lui administre un lavement intestinal en lui ordonnant cette fois de se retenir. Ainsi va la contribution quotidienne du père à l’éducation de sa fille, tandis que la mère distribue plus volontiers les claques et les insultes. L’enfant veut protester, mais ce n’en est que pire, alors elle décide qu’elle ne fera plus un son. On imagine le cercle vicieux. Plus elle se tait, plus on la soupçonne. Et il suffit qu’on la surprenne à jouer au docteur une seule fois pour que le jugement tombe: coureuse, salope, gourgandine. Elle voulait être secourue, on l’a condamnée. Désormais, elle n’aura de cesse de chercher ailleurs, n’importe où, avec n’importe qui, n’importe comment, quelque chose qui tient lieu d’amour.
"J’ai écrit la première partie de La Gourgandine il y a au moins 15 ans, en même temps que je m’attelais à ce qui deviendrait mon premier roman. J’écrivais depuis toujours, mais pas de la littérature érotique, tout le contraire même, des bluettes, des nouvelles, des journaux de bord, des journaux intimes… Et puis je suis tombée violemment amoureuse d’un homme, que j’avais terriblement envie de séduire, mais séduire d’une façon intellectuelle, et qui soit à la fois charnelle. J’ai donc commencé à écrire pour lui des lettres érotiques. À la même période, ma mère est morte… Mon père était mort depuis longtemps. Et là je suis devenue complètement autre. La chrysalide a éclaté! On a publié les lettres (La Femme de papier). J’ai abandonné l’écriture de La Gourgandine, et je me suis consacrée au créneau érotique. Le contrat avec moi-même,c’était que j’assumerais complètement, que jamais je ne souffrirais du regard des autres, plus jamais".
Ça n’a pas dû être facile. Car ce que ne dit pas Françoise Rey dans La Gourgandine, mais dont elle parlera peut-être bientôt si elle poursuit dans la veine autobiographique qui l’attire dorénavant, c’est qu’elle a écrit ses romans érotiques tout en maintenant un poste de professeure de français à temps complet auprès d’adolescents. "Tout le monde s’attendait au début à ce que je me fasse taper sur les doigts, voire mettre à la porte de l’éducation nationale, raconte l’auteure. J’enseignais dans un petit village, à deux kilomètres d’où j’habite, et il ne s’est jamais rien passé de scandaleux. D’ailleurs, les jeunes sont ceux qui m’ont supportée le plus durant toute cette aventure."
C’est peut-être qu’ils ont reconnu chez la romancière, comme en eux, le terrible besoin d’être acceptée. "Vous savez, beaucoup de gens passent totalement à côté de ça… Le désir d’être aimée, d’être reconnue: c’est fondamental. Et dans le fond – excusez-moi d’être grossière -, il y a les gens qui lisent parce que c’est du cul, et ceux qui ne lisent pas parce que c’est du cul. Très peu se rendent compte que ce n’est pas que ça."
Il faut pourtant être aveugle pour ne pas s’en apercevoir: partout dans l’oeuvre de Françoise Rey, entre les sessions de sodomie, de branle, et le reste, il est toujours une femme au coeur du récit, qui hurle son besoin d’amour. À la lecture de La Gourgandine, cette confession qu’elle a gardée 15 ans au dedans d’elle, on comprend certainement pourquoi…
La Gourgandine
Éd. Albin Michel, 2002, 384 p.
Extrait
"Je subissais le calvaire à peu près deux fois par semaine. Je connaissais le jour à l’avance, j’en tremblais tout l’après-midi. Le soir prévu, mon père arrivait, posait sa veste, me regardait. Puis il procédait aux préparatifs, selon un long, minutieux et précis rituel. (…) Mon père m’attrapait, me couchait en travers de ses genoux, baissait ma culotte, humectait d’un peu de salive son doigt dont il lubrifiait ensuite la canule et parfois mon derrière, et il me pénétrait. Je serrais les fesses de toutes mes forces, je criais, me débattais, mais il était bien plus fort que moi… Il me tançait vertement. Ma mère intervenait alors pour lancer quelques remarques qui disaient à quel point elle trouvait ces pratiques superflues et dérisoires; elle avait de petits bruits de bouche, de petites implosions pour souffler son mépris et son désintérêt à la fois, et je lui en voulais beaucoup de ne m’avoir jamais arrachée aux griffes de mon violeur…"