Le Monde des hommes : Tour du monde
L’oeuvre de l’écrivain indonésien Pramoedya Ananta Toer est peu connue du grand public francophone. Michèle Albaret-Maatsch nous parle du Monde des hommes, qu’elle a traduit, et qui vient de sortir sur les rayons de nos librairies.
S’il est très connu des lecteurs anglo-saxons, l’Indonésien Pramoedya Ananta Toer l’est beaucoup moins des lecteurs francophones. Les Éditions Rivages viennent de commencer la traduction de la "Trilogie de Buru", grande saga historique écrite par cet homme étonnant qu’est Toer.
Né en 1925 à Java, Toer mène une grande carrière d’écrivain, et ce, malgré la censure que lui a longtemps imposée le gouvernement indonésien. En effet, alors qu’il prônait le nationalisme indonésien dans les années 40 et 50, il fut condamné une première fois à la prison; puis, dans les années 70, il fut proscrit cette fois pour avoir résisté à la dictature de Suharto, chef du gouvernement jusqu’à tout récemment. L’écrivain a passé 14 ans en prison (entre 1965 et 1979) et fut envoyé à Buru, île célèbre pour son bagne.
Désormais, elle sera aussi reconnue pour avoir abrité un écrivain qui ne s’est jamais laissé démonter; il fut libéré grâce aux pressions de nombreux étrangers, dont Amnistie internationale, et vit aujourd’hui à Jakarta, en résidence surveillée. Ses livres (il en a écrit une trentaine) demeurent interdits.
Sur cette fameuse île de Buru, Toer a relaté à ses camarades l’histoire de sa vie, celle aussi d’un journaliste du début du siècle (Tirto Adi Suryo) qui fut pour lui un modèle: c’est ces histoires croisées que l’on retrouve dans Le Monde des hommes. Ce très beau roman se déroule à Java, et raconte l’histoire de Minke, un jeune indigène de 18 ans qui fréquente l’école néerlandaise, où seuls vont les fils de riches, de diplomates. Il est l’unique autochtone, et doit essuyer injures, humiliations de la part des étudiants mais aussi des professeurs. L’action se déroule à la fin du 19e siècle, et c’est l’occasion pour Toer de remonter le cours de l’histoire et relater l’Indonésie de la colonisation hollandaise: rapports de classes, de races sont au coeur de ce roman écrit avec vivacité et finesse.
Dire l’inconnu
Mais la langue originale est très loin du français. En fait, Michèle Albaret-Maatsch a traduit ce roman de l’anglais. Ce fut l’une des principales difficultés, pour la traductrice, que nous avons jointe en Malaisie grâce au génie d’Internet. "Elles ont été multiples, ces difficultés, écrit-elle, fort heureuse de pouvoir témoigner de son expérience. Mais j’avancerai en premier lieu ma méconnaissance, à l’époque, de la réalité indonésienne; et aussi "l’opacité" du texte dans sa version anglaise. Je me suis expliquée dans l’avant-propos sur les raisons qui m’ont poussée à accepter de traduire à partir d’une traduction. C’est qu’il me paraissait important de faire passer le texte aux lecteurs francophones, malgré cette difficulté."
Michèle Albaret-Maatsch confie aussi qu’il lui a fallu de l’aide pour saisir une réalité si différente du monde européen, car bien qu’elle séjourne actuellement en Malaisie, ce n’est pas un coin du monde qu’elle connaît. "Une amie indonésienne a eu la gentillesse de m’aider sur un certain nombre de points, et nous avons pu nous référer aux ouvrages en "bahasa indonesia" que l’éditeur de Toer avait réussi à me faire passer."
Albaret-Maatsch a fait des études de lettres, de politique, est interprète et traductrice de formation, puis s’est retrouvée en Malaisie avec son mari, ingénieur. "Pour financer mes études, lorsque j’ai repris à l’âge de 30 ans le chemin de l’université, j’ai traduit des romans roses. Une fois diplômée, je n’ai pas eu très envie de faire du technique et me suis orientée vers le littéraire. Depuis, j’ai traduit (dans le désordre) Mary Wesley, John Banville, Margaret Atwood (Alias Grace & The Blind Assassin), Andrew O’Hagan (Our Fathers), D. Guterson (East of the Mountains), James Baldwin (une re-retraduction de Go Tell It on the Mountain, sous le titre La Conversion)."
Bref, une bien belle feuille de route. De Margaret Atwood à Pramoedya Anatan Toer il y a un monde! Mais que la traductrice a très bien rendu. Car s’il est impossible de juger d’une traduction dont on ne connaît pas la langue originale, il est clair que le résultat est convaincant et fait un très bon roman: il y a une voix, un ton dans le récit tout à fait singuliers, une cadence originale dans la narration. Mais Michèle Albaret-Maatsch est à l’affût des pièges de la traduction… "C’est en fait une recherche de perfection perpétuellement vouée à l’échec! C’est souvent frustrant. Mais c’est un peu, pour reprendre Breton – si ma mémoire est bonne -, se coller une cible dans son jardin, et gémir le jour où de mauvais plaisants tirent dessus…"
La cible, cette fois, est à des kilomètres des mots et de la langue d’André Breton… "Très franchement, cette aventure m’est arrivée par hasard. Alors que je passais par Paris – je vivais en Grèce à l’époque -, Françoise Pasquier, éditrice aujourd’hui décédée, m’a proposé de collaborer à ce projet avec une traductrice que j’aime beaucoup. L’oeuvre de Toer m’a paru tout à fait passionnante."
Traduire, c’est instruire!
Le Monde des hommes
Éd. Rivages, 2002, 432 p.