Élizabeth Filion : Conte pour tous
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Élizabeth Filion : Conte pour tous

Élizabeth Filion veut faire sa marque dans le créneau convoité du roman populaire. La Femme de la fontaine constitue le premier tome d’une saga historique. La jeune femme nous parle de sa vision d’un genre pas toujours aimé et moins facile qu’il n’y paraît.

"Je m’inscris sans aucun doute dans le créneau grand public. Je ne veux pas écrire uniquement pour un public d’initiés. Pour moi, le roman populaire n’est pas un sous-genre de la littérature." Celle qui s’exprime avec tant d’assurance s’appelle Élizabeth Filion, et publie un premier roman – quoiqu’elle ait fait paraître Zurry, chez Fides en 1988, à 16 ans.

Élizabeth Filion s’enflamme lorsqu’elle parle de La Femme de la fontaine, ouvrage qu’elle peaufine depuis des années et dont elle avait eu l’idée adolescente. "J’ai toujours écrit, et aimé raconter des histoires, confie-t-elle. J’ai fait l’ébauche de ce roman quand j’avais 19 ans, et l’avais fait parvenir à plusieurs éditeurs québécois, et même français; j’étais pleine de prétentions!"

Dix ans plus tard, ce livre est complètement réécrit. L’auteure l’a donc envoyé à nouveau chez Québec/Amérique, maison qui l’avait d’ailleurs refusé dans sa première mouture. "J’ai choisi Québec/Amérique à cause de son volet international très développé, avoue Élizabeth Filion. Quand je regarde les carrières des Dominique Demers, Arlette Cousture, Yves Beauchemin, Gilles Tibo, je m’aperçois que leurs romans sont traduits, et connaissent de belles carrières à l’étranger. Et c’est aussi ce que je vise. Pourquoi pas?"

Filion ne doute pas beaucoup d’elle-même, en tout cas pas ouvertement. Et c’est probablement cela qui la protège des peurs inhérentes au métier d’écrivain: elle avoue plutôt avoir l’angoisse de "l’idée blanche" que celle de la page blanche. Elle dit aussi ne pas craindre la critique, pour le moment. "Je suis tellement sûre de moi, déterminée, que je n’ai pas l’impression que la critique pourrait me toucher. Mon inconscience est sans doute ma meilleure assurance!"

La belle histoire
À 31 ans, Élizabeth Filion détient un diplôme de baccalauréat en histoire, et travaille à temps partiel dans l’industrie alimentaire. Si elle a délaissé ses études, c’est que la jeune femme dit avoir besoin de temps pour écrire, notamment la suite de La Femme de la fontaine. Elle a aussi besoin de ses heures précieuses pour lire des ouvrages didactiques et des essais portant sur les différentes périodes de l’histoire qui composent la toile de fond de sa saga. En fait, l’histoire, même si elle ne l’étudie plus à l’université, fait toujours partie de son programme. Ce que dénotent aussi ses lectures: Amin Maalouf, Isabelle Allende, Gilbert Sinoué et Gabrielle Roy ont tous parlé du passé avec talent et inspirent la jeune romancière.

Dans La Femme de la fontaine, Filion aborde la Révolution russe, le génocide arménien, la Première Guerre mondiale, et ne craint pas d’ennuyer son lecteur avec moult détails, noms et dates. "C’est un phénomène incontournable: l’histoire intéresse le grand public, que ce soit ici au Québec au ailleurs. Les romans historiques trouvent toujours preneur."

L’auteure a choisi ce créneau populaire, et dit vouloir marcher dans les traces d’Arlette Cousture, entre autres. Si celle-ci a surtout fait sa marque en remémorant l’histoire du Québec, Élizabeth Filion, elle, a choisi un autre monde. "Je suis consciente que je parle de l’étranger, et on a peut-être moins vu cela au Québec, car nos écrivains évoquent plus volontiers l’histoire québécoise, ancrent leurs romans dans le terroir."

Élizabeth Filion affirme pourtant avoir en tête l’idée d’un roman sur la question amérindienne. "Nous n’avons pas chez nous de "belle histoire" sur ce sujet, raconte-t-elle. Lors d’une visite à Restigouche, entre la Gaspésie et l’Acadie, je me suis fait raconter cette bataille si dure (La Bataille de Restigouche), perdue d’avance, et j’ai été conquise. J’ai envie de travailler sur cette période 1755-1760, sur les rapports entre Amérindiens et Français. Je trouve que cela manque à notre littérature."

La Femme de la fontaine
Robert et Katia
1887-1933
Tout débute à Naples, en 1887, avec l’amour passionné d’Emilio Guerti pour les femmes, et surtout avec sa singulière fertilité: le bel Italien fait des enfants sans arrêt, et toujours des garçons. Il prend soin des mamans, des bébés, les installe tous dans un domaine somptueux où il cultive les roses. À la Rosa Prena, Emilio a créé une sorte de Jardin des délices, où tout le monde est heureux, serein, et instruit, où tout pousse en abondance, fleurs, vignes, oliviers, où règne une félicité de conte de fées. "Dès qu’il rejoignait la Rosa Prena, il s’occupait des garçons. Assis à même le sol, il leur parlait de magie. Il commanda aux librairies de la région des dizaines de bouquins remplis d’images. Afin qu’ils vissent qu’au-delà des montagnes, de la mer et de la ville, un monde inconnu s’étendait à l’infini, il leur montra la géographie (…)." Un jour, une fille naît à Rosa Prena, Isabella, qui sera traitée comme une princesse, jusqu’à son départ de la maison familiale pour aller étudier la peinture à Paris, elle qui est si douée.

Ce roman à grand déploiement ne manque pas d’ambition. Plantant son décor dans une Europe fin de siècle, Filion évoquera la vie de Katia, jeune Russe pleine de fougue; de Samuel Derderian, militant qui deviendra proche de Lénine; de Robert Letelier, père de famille et grand romancier parisien; de Nadya, belle Grecque qui inspirera Samuel et partagera son combat politique; et de bien d’autres. Élizabeth Filion parvient à raconter les petites histoires et la grande, grâce à un talent pour l’art de l’ellipse, qui n’est pas donné à tous. À travers ces portraits colorés, vivants, ces intrigues nombreuses et complexes, ce roman foisonnant fait preuve d’une imagination pleine de ressources.

Mais, après une cinquantaine de pages, une fois le plaisir de la surprise passée, on se heurte malheureusement à des passages inutiles, des redites, des détails superflus qui n’apportent rien à ce roman qui se tenait tout seul; à force d’en ajouter, les phrases deviennent bancales ("Leur communication se basait sur le respect et l’écoute, et à force d’avoir respecté l’écoute, ils en étaient venus au langage des yeux.") De plus, trop de personnages égarent l’attention et "détricotent" [CVI1]ce qui avait été minutieusement construit depuis le début. Le récit perd aussi cette touche de réalisme magique qu’il avait au départ, pour donner place à un ton didactique un peu lourd. Espérons que La Femme de la fontaine aura une suite plus sobre. Éd. Québec/Amérique, 2002, 426 p.