Le Mausolée des amants : De chair et de sang
Avant que l’autofiction ne devienne à la mode dans la sphère littéraire parisienne, que les Christine Angot et compagnie ne se plaisent à déballer publiquement qui son inceste, qui ses aventures sexuelles, Hervé Guibert avait déjà fait de sa vie matière à littérature.
Avant que l’autofiction ne devienne à la mode dans la sphère littéraire parisienne, que les Christine Angot et compagnie ne se plaisent à déballer publiquement qui son inceste, qui ses aventures sexuelles, Hervé Guibert avait déjà fait de sa vie matière à littérature. L’auteur de Mes parents pratiquait une écriture de la révolte, du corps, du regard intransigeant, de l’inavouable.
Et si ce météore des lettres françaises aura laissé à sa mort (par suicide, à 36 ans) une vingtaine de titres, c’est avec le saisissant À l’ami qui ne m’a pas sauvé la vie, en 1990, où il mettait en scène son combat contre le sida, qu’il aura véritablement connu la renommée. La publication de son journal, 10 ans après sa mort, parachève l’art de l’autoportrait que l’écrivain aura poussé jusqu’à son extrême.
Consigné de 1976 à 1991, Le Mausolée des amants, contrairement à la plupart des journaux intimes d’écrivains, était d’entrée de jeu une oeuvre destinée à être lue: d’abord par T., l’amant déchaînant chez Guibert une passion empreinte d’amour-haine qui parcourt tout le volume, qui avait un accès illimité à ces pages; puis par le lectorat, l’ex-critique photographique du Monde ayant décidé par avance de la publication posthume du journal.
Un livre qui se présente comme un recueil en vrac, non daté, et apparemment non censuré (pas grand-chose ne nous est épargné, jusqu’à l’abject: l’ami qui revient de Thaïlande où il a "consommé" des tas d’enfants) de notations elliptiques; d’idées de récits, développés ou non ultérieurement; de rêves hallucinants et souvent morbides, qu’il restitue en détails étonnamment précis; de scènes croquées dans les lieux publics, où Guibert montre un remarquable talent de portraitiste, un don du détail insolite et révélateur. Vers la fin, quand la maladie prend presque toute la place, on a droit à quelques beaux paragraphes sur les malades qu’il croise dans les corridors, ses frères en sida.
Un mal qui ne fait sa "visite inopportune", comme dirait Copi, qu’aux trois quarts du volume. Le journal en entier est hanté par la mort. Désirée, fantasmée ou redoutée, elle est partout dans ces pages qui semblent déjà "posthumes" à Guibert au moment de les écrire (ou de les réviser?).
Peut-être parce que Le Mausolée des amants est d’abord une écriture du corps, cet objet où s’inscrit d’emblée notre mortalité. Le corps désirant et assouvi (c’est souvent assez cru, merci), souffrant, le dégoût de son propre corps malingre. Au début du journal, un très jeune Guibert guette déjà avec anxiété dans la glace les signes de la calvitie naissante. Une décomposition physique qu’il observe chez sa mère, chez ses chères vieilles grandes-tantes, dont l’agonie survient en parallèle au déclin de leur neveu, leur cadet de 60 années… Traverser la douleur sert à se connaître et à se comprendre, écrit-il vers la fin.
"L’idée que dans un art il faut laisser sa peau", notait-il en citant Van Gogh. Chez Hervé Guibert, tout était chair à écriture. Une écriture qu’il maniait comme un scalpel dur et tranchant, précis et lumineux, planté dans son propre corps et dans celui des autres, avec la même âpreté amoureuse et douloureuse.
Le Mausolée des amants
Journal 1976-1991 de Hervé Guibert
Éditions Gallimard
2001, 435 pages