Louis Caron : C’est arrivé près de chez vous
Il faut changer de regard sur Louis Caron: en dépit de son oeuvre romanesque à caractère historique, l’écrivain demeure un homme ancré dans la réalité contemporaine. C’est ce que démontre Il n’y a plus d’Amérique, son nouveau roman.
Il y a des étiquettes plus résistantes que d’autres. Celle qui colle à la peau de Louis Caron depuis 25 ans est particulièrement tenace. Avec des titres comme La Corne de brume, La Tuque et le Béret ou L’Outarde et la Palombe, qui évoquent immanquablement un certain folklore aux odeurs de sirop d’érable, l’auteur de deux trilogies (Les Fils de la liberté et Les Chemins du nord) est bien conscient de l’image qui le précède. "On me prend pour un pépère du bon vieux temps, reconnaît-il en souriant. J’ai résisté pendant longtemps à cette catégorisation de raconteur d’histoires avec ceinture fléchée, de fidèle serviteur des causes nationalistes qui montrerait les épreuves qu’on a traversées collectivement, dans le passé, pour en arriver là où on est aujourd’hui. Mais ça m’a poursuivi."
Mauvais sang
C’était avant Il n’y a plus d’Amérique, dernier-né de cet auteur qui aura 60 ans cet été, et qui se dit toujours "épris de tendresse et de justice". Avec ce roman très noir découpé comme un thriller, Louis Caron a presque l’impression de commencer une nouvelle carrière. Du roman à caractère historique dont il était devenu une sorte de spécialiste, il est passé au roman contemporain. Il a fait le saut en s’inspirant d’une tragédie qui a bouleversé les Québécois à la fin des années 70, un meurtre absolument sordide, celui de deux enfants, un garçon et une fille de 13 ans qui habitaient Longueuil, et qui revenaient de La Ronde, à pied, par le pont Jacques-Cartier. Tout le monde se souvient de la suite: ils ont été arrêtés à la pointe du couteau par deux individus qui marchaient vers eux, deux jeunes gens à peine plus vieux qui les ont violés, puis balancés par-dessus bord.
Pourquoi cette histoire-là entre toutes? Parce qu’elle a profondément bouleversé Louis Caron, qui habitait à Longueuil à l’époque, et qui avait deux enfants, dont une fille de 13 ans. Parce que la cruauté, l’horreur absolue de ces deux meurtres l’a hanté pendant des années. Et parce qu’il voulait, par le biais du roman, tenter de voir comment il est possible, pour des parents, de trouver un sens à la vie après avoir vécu pareille tragédie.
Les détails des agressions et des meurtres, relatés par l’un des deux meurtriers lors du procès, est d’un réalisme terrifiant, quasi insupportable. "On était sur le trottoir du pont Jacques-Cartier, raconte celui que Caron appelle Régimbald. Quand le soleil se couche, tu regardes en bas, c’est rushant. Réjean puis moi, on planait. Il y avait deux personnes qui s’en venaient. Un gars et une fille. On a décidé de s’amuser. Réjean se passait déjà la main sur la queue en les regardant approcher." Pour le lecteur, c’est d’autant plus difficile à supporter qu’il sait que Caron s’est tenu très près de la réalité. Mais une fois le procès bouclé, une fois les peines imposées, l’auteur s’éloigne du fait vécu pour imaginer une suite à sa façon. Nous suivrons les parents du garçon, imaginés par Caron, dans leurs tentatives désespérées de survivre au drame.
On est loin du Pardon, ce documentaire signé Denis Boivin qui nous faisait assister à la rencontre des parents de l’adolescente avec l’un des bourreaux. "J’ai vu ce film, raconte Louis Caron, j’ai même essayé d’utiliser cette matière-là dans le roman; ça touchait à un point très sensible de l’âme humaine, mais ça ne collait pas du tout à la personnalité de mes personnages. Cependant, je crois que ce n’est pas plus fou de vouloir pardonner que de joindre une secte ou une quelconque milice. Il y a des moments où les individus sont tellement assommés par le destin qu’ils s’accrochent à n’importe quoi. Ils sont comme des gens tombant d’un avion et s’accrochant au premier nuage qui passe."
Si la mère que Louis Caron a imaginée pour son roman va chercher du réconfort au sein d’une secte, elle n’arrivera jamais à pardonner. "J’en ai passé des nuits à me boucher les oreilles, raconte-t-elle à un vieil Indien un peu ermite, un peu prophète, à qui elle ouvre son coeur. Je ne suis jamais parvenue à l’atténuer, parce que ce cri, il ne vient pas du dehors. Il me remonte des entrailles." Quant au père, que sa femme croit responsable du drame parce qu’il a refusé d’aller chercher les enfants en voiture, il ira jusqu’aux États-Unis pour joindre les rangs d’une milice survivalist menée par un illuminé dangereux.
"Je ne sais trop comment moi, j’aurais réagi après un drame semblable, se demande Caron. Ça n’aurait sûrement pas pris la forme du pardon, ni des milices d’extrême droite. Je me serais probablement roulé en boule jusqu’à faire une perle, comme une huître fait une perle avec le grain de sable qui lui fait mal."
Jeu de constructions
Né à Sorel, élevé à Nicolet, l’auteur récipiendaire du prix France-Québec pour Le Canard de bois et du prix Duvernay 1984 pour l’ensemble de son oeuvre, est le descendant d’une lignée de Louis Caron tous architectes de père en fils. "Ils ont fait des églises, des palais de justice, des couvents, des hôpitaux, des presbytères. J’ai brisé la ligné et ç’a été difficile, admet-il. J’étais un adolescent fort indiscipliné, et je ne savais pas, à l’époque, que pour être un bon architecte, ce n’était pas suffisant de bien dessiner, il fallait aussi savoir compter. Mais j’ai l’impression de me reprendre aujourd’hui. Quand on y regarde de plus près, on voit que j’"architecture" mes bouquins. Ils ne suivent pas le fil de la plume et des jours; tout est construit de façon à ce que vous ayez envie de poursuivre, d’en savoir plus long." Et c’est un fait qu’une fois la lecture d’Il n’y a plus d’Amérique commencée, on ne s’arrête pas en chemin, on veut connaître la fin, et les moyens, même s’il y a des scènes très dures, même si l’âme humaine nous apparaît sous son aspect le plus noir.
"Dans le prochain roman ce ne sera pas le cas, nous rassure Louis Caron. Il y aura plus de lumière. Il n’empêche que même si je veux célébrer la vie et raconter quelque chose de beau, il faut qu’il y ait des bouleversements."
Quant à la suite, elle ne tardera pas. "Il n’y a plus d’Amérique est le déclencheur de tout un cycle. Si durant ma période historique j’ai contribué davantage à dénoncer les injustices et à montrer notre cheminement sociopolitique, il est fort probable que le poète reprenne le dessus dans les prochains livres. Je veux raconter des destins individuels, aller beaucoup plus en profondeur dans l’âme humaine. Et je n’ai pas fini, au contraire, je commence! J’ai l’impression de vivre une remise au monde, d’avoir un deuxième souffle. Qu’on me donne encore 25 ans, vous verrez."
Il n’y a plus d’Amérique
de Louis Caron
Éd. Boréal, 2002, 425 p.