Michel Rabagliati : Michel fait de la bédé
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Michel Rabagliati : Michel fait de la bédé

Son premier album, Paul à la campagne, racontait son enfance dans le quartier Rosemont et dans les Laurentides. Après un succès sans exemple comparable dans le monde de la bande dessinée québécoise, MICHEL RABAGLIATI nous revient avec Paul a un travail d’été, deuxième épisode d’une attachante autobiographie en bulles et en cases.

Avec sa simplicité désarmante, une maîtrise solide du récit et son titre inspiré de la série Martine et des albums d’Hergé, Paul à la campagne était, en 1999, le premier livre de Michel Rabagliati et la deuxième monographie publiée par les éditions de la Pastèque, jeune maison montréalaise spécialisée dans la bande dessinée d’auteur. On ne pouvait prévoir à l’époque l’avenir exceptionnel réservé à cet album s’adressant aux adultes et salué d’abord discrètement par la critique: traduction en anglais (chez Drawn and Quaterly) un an après l’édition originale, des prix d’excellence au Festival de la BD de Québec et au Salon du livre de Montréal (en 2000). Sans compter, pour sa version anglaise, un prestigieux Harvey Award (USA), celui du meilleur nouveau talent, en 2001. Et, ce qui est sans doute encore plus rare chez nous, de nombreux lecteurs, puisqu’une réédition de la version française vient de paraître, accompagnant la sortie du nouvel album.

Deux ans et demi entre les deux livres, c’est peu, compte tenu du fait que Paul a un travail d’été, avec ses 152 pages, est trois fois plus volumineux que Paul à la campagne, mais surtout étant donné que Michel Rabagliati ne travaille à la bande dessinée qu’un jour par semaine, le vendredi, quand il a achevé les contrats d’illustrations éditoriales et publicitaires (pour L’Actualité, Châtelaine et Atlantic Monthly, entre autres) qui lui permettent de gagner sa vie. C’est dans son atelier, situé dans le sous-sol de sa maison du quartier Ahuntsic, à Montréal, que nous avons rencontré ce travailleur discipliné, qui est aussi un illustrateur de talent et, comme il le dit lui-même, un coeur sensible qui aime à se raconter.

Découverte de l’autobiographie graphique
Depuis les premiers essais réalisés durant son enfance, Rabagliati a longtemps songé à faire de la bande dessinée, mais pour lui, le genre se limitait aux gags ou aux BD d’aventures. "J’ai essayé d’en faire, mais ça ne me ressemblait pas. Au bout d’une page, j’abandonnais car je n’avais pas de plaisir. Jusqu’à ce que je rencontre Chris Oliveros, des éditions Drawn and Quaterly. Chris m’apportait les BD de tous les auteurs américains et canadiens qu’il publiait. J’ai lu Seth en 90, ses premières bandes dessinées au pinceau qui racontaient des histoires personnelles, mais aussi Joe Matt et Chester Brown. Matt, par exemple, racontait dans une BD qu’il avait cassé avec sa blonde quelques mois plus tôt. Ça m’interpellait. Je n’en revenais pas qu’on puisse publier un contenu aussi personnel."

Dans son esprit, toutefois, le genre autobiographique restait anglais. "Quand Dupuy et Berberian ont publié Journal d’un album, en 94, j’ai allumé. C’était l’équivalent en français de Joe Matt et de Chester Brown qui m’arrivait en pleine face, et je me suis rendu compte que les Européens travaillaient depuis longtemps sur ce qu’on appelle la nouvelle bande dessinée ou le "roman graphique". Parmi ceux qui ont eu une grande importance pour moi, il y a aussi Fabrice Neaud, avec son Journal, et David B., avec son Ascension du Haut Mal qui raconte la maladie de son frère et dont j’ai dévoré les cinq tomes."

À travers ces nouvelles oeuvres, toutes autobiographiques, c’est une nouvelle vocation de bédéiste que se découvre Rabagliati. "Grâce à ces auteurs, je me suis rendu compte que le ton de la bédé avait changé, qu’elle venait de passer à un autre stade. Plus besoin de ces expressions exacerbées, d’explosions, de sang et de têtes coupées. Je me suis dit qu’il fallait privilégier le texte, faire quelque chose de plus littéraire, plus près du roman. Je me demandais si je pouvais moi aussi raconter une histoire. On a toujours l’impression que nos trucs personnels ne sont pas intéressants. J’ai pensé que c’était peut-être vrai s’ils étaient racontés de façon chronologique, alors j’ai décidé d’en faire une salade, de les mixer pour le lecteur. La plus grande partie du contenu de mes albums est donc autobiographique, mais j’y ajoute des raccords fictionnels pour créer un récit qui se tienne."

Vengeances et hommages
Michel Rabagliati s’inscrit donc dans un courant qui touche actuellement non seulement la bédé, mais toute la littérature, laquelle verse de plus en plus dans l’autofiction, avec des livres souvent dérangeants pour ceux qui y sont représentés (pensons à Angot, par exemple). Parce que Rabagliati, comme les autres, en profite pour régler ses comptes avec ceux qui ont perturbé son enfance: de la propriétaire un peu folle de l’appartement familial qui exhibait sa vulve, à la prof de musique antipathique représentée dans Paul apprenti typographe. Autant de vengeances, de pointes, parsemées dans son oeuvre.

Il donne comme exemple la scène d’ouverture de son nouveau livre où Paul, convoqué dans le bureau du directeur de son école secondaire, se fait réprimander à propos de ses résultats scolaires. "J’ai décidé d’abandonner mes études ce jour-là, tel que je le décris dans l’album. J’ai eu beaucoup de plaisir à parler de cet épisode de ma vie, à montrer le directeur avec son faux sourire et son adjointe antipathique. J’ai décidé, 30 ans plus tard, de leur remettre sous le nez ce qu’ils m’avaient fait. Ce sont de petites vengeances, l’espace d’une case, dont je profite…"

Parler des autres suppose toutefois quelques compromis. Durant la création de Paul à la campagne, tous les personnages portaient d’abord leurs véritables noms. C’est rendu au milieu du livre, où il aborde le meurtre du père d’un de ses amis, que Rabagliati a décidé de les changer. "C’était un assassinat lugubre, survenu en 70, qui est tombé comme une bombe dans notre quartier et qui a fait la une d’Allô Police. Un soir, mon père est rentré à la maison avec ce journal et nous l’avons lu en famille, comme je le raconte dans l’album. J’avais peur que la veuve de la victime me lise, mais ç’avait été trop important dans ma vie pour que je n’en parle pas. Alors je suis revenu en arrière et, à partir de ce moment, j’ai changé systématiquement les noms de tout le monde, sauf celui de ma fille, Alice, qui est encore trop jeune pour intenter des poursuites (rires!). Comme ça, si je veux raconter quelque chose de plus personnel, ça me laisse les coudées franches."

Il faut aussi lire l’oeuvre de Rabagliati comme un hommage à ses parents qui, comme il aime à le rappeler, lui ont donné une enfance heureuse. "Ma mère était celle qui prenait soin de nous et nous couvait. Mon père faisait des coups spectaculaires, arriver avec un chien par exemple, ou nous apprendre à aller à bicyclette, les trucs amusants de la vie." Comment ont-ils réagi à se voir représentés dans une bande dessinée? "Mes parents et ma soeur ne m’ont pas donné de commentaires sur l’oeuvre en tant que telle. Ils se sont réjouis que je publie un livre, m’ont demandé où c’était en vente et si j’en avais vendu beaucoup. Mon père semblait flatté de l’hommage que je lui ai rendu dans Paul apprenti typographe (récit inclus dans Paul à la campagne)."

Se rendre des comptes à soi-même
Sans aller aussi loin que Chester Brown ou Fabrice Neaud, Rabagliati tient à ne pas être complaisant envers son alter ego, surtout quand vient le temps de se représenter à l’âge adulte. "Dans le deuxième album, Paul est plus transparent et ses relations sont plus compliquées. Il y a des disputes. Il en arrache. La bédé se développe donc vers quelque chose d’un peu plus adulte, plus autocritique, quoiqu’il y ait encore de l’humour. Je me rends des comptes à moi-même. Par exemple, je suis mauvais dragueur et je le montre. Il y a aussi ma peur de la forêt et des animaux. À 18 ans, je cachais cette peur aux autres. Aujourd’hui, à 41 ans, je suis capable de le dire, ça ne me dérange plus. Mais à cet âge-là, ce sont des choses que tu ne vas pas dire aux gars, parce que tu veux avoir l’air dans le coup."

L’album, qui relate l’été 1979 où Rabagliati s’était trouvé un emploi comme moniteur dans un camp d’été, est tout de même consacré au développement d’une certaine maturité. En ce sens, un épisode significatif de l’album, selon l’auteur, est celui où Paul s’exerce à l’escalade, qu’il est tenté d’abandonner, mais où on le voit forcé par les autres à réussir. "L’escalade est initiatique. Paul en arrache mais il y arrive tranquillement. Il est pris avec quelqu’un de son âge qui le pousse. Il se retrouve en quelque sorte en société et n’est plus couvé. Sa mère n’est pas là pour lui. Dans ce livre, Paul a des obstacles à surmonter. C’est pour ça qu’il y a un tournant après l’épisode de l’escalade réussie: Paul devient complice avec Claude et sent qu’il va faire partie du groupe."

Simplicité volontaire
Abordant son style graphique, qu’il décrit comme minimaliste, aux antipodes de ses illustrations, très léchées et élaborées, Rabagliati avoue avoir été influencé aussi par les albums de Sempé, "tellement simples que ça tire les larmes". Il ajoute: "Si ma bande dessinée est moins tape-à-l’oeil que mes illustrations publicitaires, c’est parce que je n’ai pas envie de faire la même chose. Je veux quelque chose de plus près de la lecture que du dessin ou de la performance visuelle, surtout que mon travail s’oriente vers les longues histoires. Comme lecteur de bédé, je suis moi-même assez naïf. On me raconte des histoires avec des bonshommes allumettes et j’embarque! Un triangle pour faire le toit d’une maison me suffit."

Une simplicité qu’il emprunte à la ligne claire "hergéenne". "Ce que je demande toujours à mes premiers lecteurs avant de publier, c’est: "Est-ce que c’est clair? Comprends-tu qu’on a changé d’époque? Que Paul n’a pas le même âge? Que c’est la nuit?" C’est ça qui me hante, qui m’intéresse dans la scénarisation. Cette clarté, je l’ai prise chez Hergé, avec qui on sait toujours exactement où l’on s’en va. Il n’y a pas d’espace libre, pas de doute. Cadrage, scénario, c’est un canevas de base. Il y a du Hergé, il y a du Tintin dans Paul. Il y a des signes, des codes de la bande dessinée auxquels on ne peut pas échapper."

Albums mettant en scène Paul:
Paul à la campagne, suivi de Paul apprenti typographe, éditions de la Pastèque, 1999, 48 p.
Paul a un travail d’été, éditions de la Pastèque, 2002, 152 p.
Histoires brèves:
Paul et Richard, dans Spoutnik, numéro 2, 2000, p. 96-99
Paul dans le métro, dans le prochain numéro de Cyclope (juin-juillet 2002)
Paul à la quincaillerie, dans le prochain numéro de Spoutnik

Paul a un travail d’été
de Michel Rabagliati
La découverte de soi et des autres, l’amitié, la nature, un premier boulot, une première relation amoureuse et sexuelle: il n’est pas de tout repos, cet été 1979 où Paul, maintenant âgé de 18 ans (il en avait 9 puis 14 dans Paul à la campagne) et récemment déménagé avec ses parents à Saint-Léonard, vivra parmi les expériences les plus déterminantes de son existence.

Cela débute par une fin d’année scolaire pour le moins tragique, avec une visite au bureau du directeur de la polyvalente, qui lui annonce qu’étant donné ses résultats scolaires catastrophiques, il ne pourra pas participer à un projet de travail d’été, la peinture d’une murale pour l’établissement. Furieux, Paul abandonne l’école et se trouve un emploi comme apprenti dans une imprimerie du centre-ville de Montréal, la Keenan & Eccles Print. Après quelques jours d’un travail mortellement routinier, il reçoit le coup de fil d’un ami qui organise un camp d’été et qui lui propose de remplacer au pied levé un des moniteurs venant de démissionner. Voulant fuir l’ennui et écoutant sa soif de nouveauté et de liberté, Paul se lance dans l’aventure.

La majeure partie de l’album est consacrée au souvenir de ce camp d’été vécu par Michel Rabagliati, à l’intimité partagée avec de jeunes adultes de son âge, ainsi qu’au contact avec les enfants du camp, garçons et filles de milieux défavorisés, qui ouvriront Paul à l’existence des autres. Dans un épilogue bien ficelé, on retrouvera quelques années plus tard le héros au volant d’une voiture, accompagné de sa femme Lucie et de leur petite fille Alice, se rendant chez des amis qui habitent près d’un lac des Laurentides, ignorant qu’il s’agit de celui où il a passé cet été 1979. Dernière partie bouleversante qui est aussi un rappel du premier album de Rabagliati qui s’ouvrait sur une scène similaire de la petite famille sur la route, un tableau familier au lecteur.

Sans tons de gris, le dessin en noir et blanc réalisé au pinceau, à la ligne claire et élégante, est propice à la longue narration. Certaines planches sont mémorables: celle où les amis couchés sur la plage regardent le ciel étoilé et s’interrogent sur le cosmos, les nombreuses prises de vue aériennes marquant le passage du temps et qui font le pont entre la fin du récit principal et l’épilogue, les illustrations réalistes de divers quartiers de Montréal qu’on reconnaît dans une foule de petits détails au début de l’album. Tout pour faire de Paul a un travail d’été le plus intéressant avatar de l’autobiographie graphique au Québec. Éd. de la Pastèque, 2002, 152 p.

Michel fait de la bédé
Michel fait de la bédé