Un père obéissant : La chair défendue
Le jour, sous le couvert de son travail d’inspecteur au département de l’Éducation de New Delhi, Ram Karan récolte bakchichs et pots-de-vin pour financer le parti du Congrès, alors dirigé par Rajiv Gandhi.
Le jour, sous le couvert de son travail d’inspecteur au département de l’Éducation de New Delhi, Ram Karan récolte bakchichs et pots-de-vin pour financer le parti du Congrès, alors dirigé par Rajiv Gandhi. La nuit, une bête en lui se réveille et le pousse vers les portes d’un bordel, ou encore, infiniment pire, à commettre l’inceste. Avec sa fille Anita d’abord, avant que, des années plus tard, ses vils désirs ne soient transposés sur sa petite-fille Asha – il vit alors avec elles dans une bicoque de la capitale indienne. Tel est le repoussant personnage, antihéros parfait, dépeint par Akhil Sharma, jeune romancier indien vivant à Manhattan et auteur d’Un père obéissant, un premier roman remarquable de maîtrise.
Corrompu jusqu’à la moelle, vendant son âme au plus offrant pour grimper les échelons glissants du fonctionnariat indien, Ram Karan joue les victimes avec une lâcheté déconcertante, convaincu de subir sa vie, une vie précipitée vers le chaos. Jouisseur incorrigible, pédophile, ce "père obéissant" n’obéit en fait qu’à ses pulsions les plus abjectes aussi docilement qu’il obéit à ses supérieurs, patrons mafieux dont il n’est qu’un servile petit pion. "Le fait d’accepter des pots-de-vin n’a jamais engendré chez moi de sentiment de culpabilité. Et les timides remords que j’éprouvais en allant voir les prostituées de GB Road étaient si légers que je les écartai comme les fils d’une toile d’araignée."
Puis, sans prévenir, la honte pointe dans ce coeur noir. Momentanément gagné par le remords, Karan ne nous apparaît plus tout à fait sans vergogne. Akhil Sharma, sans atténuer les vices de son personnage, s’attarde à en montrer le visage humain; sans jamais l’excuser, il remonte aux sources des comportements d’un être aujourd’hui crapuleux. Il y a d’ailleurs quelque chose de dostoïevskien dans l’analyse de sa culpabilité, Karan ne sachant trop s’il doit vraiment se reprocher ses gestes, lui qui a si peu reçu de la vie. "Je me mis à pleurer, car il me semblait qu’arriver à être bon était l’une de ces tâches impossibles que l’on confie aux héros de contes de fées."
Parallèlement aux méfaits et déboires de Karan, puis leurs répercussions dans la vie de ses proches, l’auteur trace le portrait politique de l’Inde contemporaine. Il le fait à travers les savoureuses discussions des sous-fifres d’un pouvoir miné par la corruption. La traduction de Diane Ménard rend d’ailleurs parfaitement le ton d’un certain humour indien, faussement poli et grinçant.
Avec un sens aigu du détail révélateur, Sharma brosse un bien sombre tableau de la société indienne des années 90, comme s’il avait des comptes à lui rendre. Cette façon d’installer le climat malsain, qui rappellera parfois Dickens, et son habileté folle à intriquer la chronique d’une déchéance familiale et celle d’un pays tout entier inquiètent et impressionnent franchement, quand on sait le romancier âgé d’à peine 30 ans. Coeurs sensibles, s’abstenir. Éd. de l’Olivier, 2002, 400 p.