Mavis Gallant : Les grandes nouvelles
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Mavis Gallant : Les grandes nouvelles

MAVIS GALLANT se fait très rare chez nous. L’auteure née à Montréal vit en France depuis 50 ans, et nous honore de sa visite à l’occasion d’un festival littéraire qui se déroule ces jours-ci. La grande nouvelliste et romancière nous a accordé une entrevue, alors que paraît son nouveau recueil de nouvelles: Vers le rivage.

Disons-le: Mavis Gallant figure parmi les meilleurs écrivains québécois, même si une bonne partie du Québec l’ignore probablement encore. Il faut dire que cette Montréalaise née en 1922 est installée à Paris depuis 50 ans, où elle écrit en anglais, essentiellement des nouvelles.

Même de l’autre côté de la barrière linguistique canadienne, on a longtemps boudé la "déserteuse". "J’ai eu 30 ans de carrière avant d’avoir un éditeur au Canada. On m’en voulait d’habiter ailleurs et de publier à New York. Moi, j’attendais qu’on vienne à moi. Et, plus tard, un éditeur m’a écrit. Comme il était d’origine écossaise, il ne savait pas que j’étais méchante et traître! raconte en rigolant au téléphone cette femme chaleureuse, volontiers rieuse. J’avais une bonne carrière; seulement, j’ai trouvé la situation plus normale quand j’ai eu un éditeur au Canada. Mais je n’en veux à personne, je comprends parfaitement." Depuis, Mavis Gallant a été récipiendaire du Prix du Gouverneur général en 1982 pour Home Truths, des nouvelles entièrement… canadiennes.

À Montréal, l’auteure reçoit cette semaine le Grand prix littéraire international Metropolis bleu pour son oeuvre. Cet honneur rendu dans sa ville natale la touche beaucoup, l’incitant à se déplacer pour l’occasion, elle qui n’a pas voyagé depuis trois ans. Ce jeudi, à l’Hôtel Renaissance Montréal, Mavis Gallant sera interviewée sur scène, et Monique Proulx lira des extraits de son oeuvre.

Le prix coïncide avec la publication de Vers le rivage, un recueil de nouvelles inédites, jamais même publiées en anglais, sinon à l’origine dans le magazine New Yorker, dont Gallant est l’une des auteurs fétiches depuis des décennies. "Ce ne sont pas des laissées-pour-compte, parce que le recueil contient la toute première nouvelle que j’ai jamais publiée, L’Anniversaire de Madeline. Je n’avais jamais voulu qu’elle soit reprise, parce que je suis superstitieuse! Mais quand il a été question de ce livre, j’ai pensé: pourquoi pas?"

C’est une première à plus d’un titre: Vers le rivage est le seul livre à ce jour de l’auteure montréalaise publié par un éditeur québécois (L’instant même). Mais elle ne s’en formalise pas. "J’ai eu huit recueils et un roman (Ciel vert, ciel d’eau, 1993) publiés en français (depuis les années 80). Je trouve que c’est pas mal (rires). Surtout pour des nouvelles. Seul un petit noyau de lecteurs aime ça. Ce sont des lecteurs très fidèles, mais limités. Beaucoup de gens, mêmes des amis à moi, trouvent difficile de lire des nouvelles. Car après quelques pages, il y a un changement complet: de personnages, de décor, parfois de pays (j’écris sur des cultures diverses). Je conseille toujours de ne jamais lire plusieurs nouvelles à la suite. Lisez une histoire, fermez le livre, et allez faire autre chose…"

Dans toute son oeuvre (une anthologie publiée en 1996, The Selected Stories of Mavis Gallant, comportait 52 nouvelles, soit environ la moitié du corpus), l’auteure des Quatre saisons n’a écrit que deux romans, et uniquement parce que les idées qu’elle y développait ne pouvaient se déployer dans la forme courte. Elle estime que sa prédilection pour la nouvelle origine peut-être des écrivains qu’elle a aimés jeune: Hemingway, Colette, Tchekhov, "que j’ai lus toute ma vie". "Ça commence toujours par une image de personnage, dans une situation donnée, et ça se développe tout seul. Tout vient comme dans un paquet: vous avez l’image, le développement, la façon de raconter aussi. C’est la finition qui prend du temps. Je peux rester trois ans sur une nouvelle: je la recommence, la peaufine, ce n’est jamais assez bon!"

Journal de bord
À l’automne 1950, Mavis Gallant abandonne donc un métier qu’elle apprécie beaucoup, le journalisme, et qu’elle exerce depuis l’âge de 21 ans, pour concrétiser son rêve: aller vivre et écrire à Paris. Quand je lui suggère qu’elle est en quelque sorte la Anne Hébert du Canada anglais, univers littéraire mis à part, l’écrivain éclate de rire. Les deux expatriées ont lié connaissance en 1955. "C’était l’une des rares personnes, et souvent la seule, avec qui je discutais de ce que j’écrivais. Je n’aime pas en parler. Elle me parlait aussi de ce qu’elle faisait, mais d’une autre façon; c’était très enrichissant."

Gallant avait l’avantage d’être bilingue – une rareté chez les Anglos-Montréalais à l’époque. À l’âge tendre de quatre ans, la petite anglo-protestante a été placée en pension chez des religieuses franco-catholiques, "mise, sans explication, dans un milieu complètement étrange". "Même la religieuse qui enseignait l’anglais ne pouvait le prononcer, et je ne comprenais rien de ce qu’elle disait (rires)! J’étais vraiment perdue. Mais les enfants s’habituent, pour le meilleur ou pour le pire."

On a souvent relié cette expérience, qui lui a ouvert "une autre dimension", à sa vocation d’écriture. Et peut-être à son univers imaginaire, souvent peuplé d’étrangers, de personnes déracinées, à l’identité itinérante, en décalage avec un monde dont ils méconnaissent les codes.

En débarquant en Europe en 1950, l’ex-reporter du Standard découvre un continent en ruine, encore ravagé par la guerre. ("Ce que les bombes ont fait en Europe, les architectes l’ont fait en Amérique du Nord…", dira-t-elle de son Montréal méconnaissable.) Elle devient un témoin privilégié de l’après-guerre, que dépeignent nombre de ses nouvelles. "J’écrivais beaucoup, c’était extraordinaire. La période était floue, les gens sortaient d’une vraie misère dans certains pays. Mon passé de journaliste était toujours là, avec le désir de rendre clair et d’expliquer."

L’écrivain a conservé fièrement la critique de son recueil Poisson d’avril, parue dans le journal espagnol El Pais. "Il disait: "Elle s’est promenée dans l’Europe de l’après-guerre, elle avait un carnet à la main, personne ne faisait attention à elle. Et elle a pris des notes sur tout ce que nous ne croyions pas important. Et maintenant, on voit que c’était ça qui était important." Je vous assure que ça m’a plu! Car c’était mon intention: de noter toutes ces petites choses que je jugeais dignes d’intérêt."

Des "petites choses" qui font tout l’art de Mavis Gallant.

Vers le rivage
Les 17 nouvelles de Vers le rivage s’échelonnent apparemment sur plusieurs époques, agencées selon un ordre chronologique (il aurait été utile de les dater). Mais plusieurs exhalent un fort parfum d’après-guerre.

Dans l’excellente L’Autre Paris, une jeune Américaine mesure le décalage entre le "Paris de ses lectures" et la ville grise du début des années 50, préférant finalement l’idée préconçue de l’amour à sa vérité. Plusieurs personnages tentent de faire conformer le monde à leurs illusions: fonctionnaire dans l’Espagne franquiste, le señor Pinedo inonde la narratrice étrangère de brochures du ministère de la Propagande. Dans la nouvelle éponyme, très réussie, une New-Yorkaise et sa fille en croisière se révèlent inadaptées à leur situation.

Avec un regard volontiers un peu ironique (dont font souvent les frais ces pauvres Anglo-Saxons désorientés), l’auteure fait le compte des malentendus, culturels et personnels, des relations problématiques entre parents et enfants, des naïves illusions de ses personnages.

C’est là souvent une faune d’étrangers: jeunes filles cherchant leur place dans la société, famille américaine cantonnée dans une pension française (amusante Le Pique-nique), Allemands transplantés en France, jeunes mariées ignorant tout de leur nouvel époux et de son milieu (Jour d’automne)…

Si une couple d’histoires convainquent moins, on retrouve dans Vers le rivage cette clarté de l’écriture, cette intelligence et ce regard affûté qui font de Mavis Gallant une spécialiste de la nouvelle. Traduites par Nicole Côté, L’instant même, 2002, 295 p.