Ted Benoit : Les grands retours
En TED BENOIT, le capitaine Francis Blake et le professeur Philip Mortimer se sont trouvé un père adoptif. En Blake et Mortimer, le dessinateur a trouvé l’occasion rêvée de revenir à la bande dessinée. Petite histoire de deux heureux retours.
Nous sommes en 1992. Cinq ans après la mort d’Edgar P. Jacobs, créateur de la populaire série Blake et Mortimer, Dargaud veut relancer les aventures du tandem british. La maison d’édition réunit donc deux auteurs dont le talent pourra rivaliser avec le génie du défunt: le scénariste Jean Van Hamme, auteur des best-sellers Largo Winch, XIII et Thorgal, et le dessinateur Ted Benoit, considéré comme le plus brillant adepte de la "ligne claire", cette esthétique préconisée par Hergé et Jacobs.
Dix ans plus tard, Ted Benoit se remémore: "J’étais à la fois tenté et effrayé de me lancer dans cette aventure. On m’avait approché précédemment, alors j’avais eu le temps d’y penser un petit peu… Mais je n’ai jamais fait des choix de carrière posés, je me lance dans les choses sans réfléchir, et pour Blake et Mortimer, j’ai fait pareil!"
L’étrange rendez-vous de Ted
Venu à la bande dessinée après avoir fait des études en cinéma et après avoir oeuvré comme réalisateur pour la télévision française, Ted Benoit s’est imposé dès la fin des années 1970 avec Hôpital, un album qui lui valut le prix du scénario à Angoulême. Il a mis par la suite à profit une ligne claire, d’une redoutable précision, et des histoires rétro où l’ironie et le second degré étaient à l’honneur (Berceuse électrique, Cité Lumière, avec le personnage Ray Banana).
D’abord seul maître d’oeuvre de ses créations, Benoit a appris à considérer la bédé comme un travail collectif. "C’est vrai que pour Blake et Mortimer on m’a imposé le scénariste, mais je ne m’en suis pas plaint, parce que je ne crois pas qu’il était possible de faire ça tout seul, à moins de se prendre pour Jacobs, raconte-t-il. Par contre, je n’aime pas le système où le dessinateur n’intervient pas dans le scénario. Là, je retrouve un peu ce qui se fait dans le cinéma: même s’il y a un maître d’oeuvre, il y a plein de gens qui apportent leur contribution." Aussi, bien que Van Hamme ait écrit les scénarios des deux aventures dessinées par Benoit, c’est au dessinateur que l’on doit la trame du premier album ainsi que plusieurs autres éléments de ces histoires.
Des héros rétro
À la lecture de L’Affaire Francis Blake (1996), où le capitaine fait mine de trahir sa patrie, et de L’Étrange Rendez-vous (2001), qui ramène les personnages du Secret de l’espadon, il paraît évident que Benoit et Van Hamme ont voulu rester fidèles à la façon de faire de Jacobs. Phylactères bien remplis, récitatifs omniprésents; pas question de chambarder cet univers, si ce n’est en mettant en scène quelques personnages féminins, naguère absents pour cause de censure. "On ne trouve pas intéressants les gens qui reprennent les séries en les modernisant, explique le dessinateur. On avait lu ça quand on était gamins et on voulait que ce soit ressemblant. De toute façon, ces personnages ne vont pas avec les années 1980, 1990 ou 2000. C’est pour ça qu’on a pris le parti de les replacer dans les années 1950, car autrement, en raison de leur comportement, ils auraient été démodés, obsolètes. Et si on les avait fait évoluer pour qu’ils aient un comportement contemporain, ils n’auraient plus été les mêmes."
Pas non plus question de trop approfondir les personnages. Les deux auteurs ont joué, certes, sur les racines écossaises de Mortimer et lui ont même donné un ancêtre vieux de 177 ans, mais Benoit ne tient pas à exploiter davantage l’énigmatique Blake, car selon lui, l’aura de mystère qui caractérise le capitaine serait menacée. "J’aime bien les conflits, la dramatisation, la tension, mais je ne m’intéresse pas tellement à la psychologie des personnages, indique-t-il. Par contre, j’aime bien que les personnages soient vivants, qu’ils existent vraiment. Van Hamme, dans Blake et Mortimer, je le vois un peu comme Claude Chabrol dans le cinéma: il faut toujours qu’il les fasse manger! Ils passent énormément de temps à table, au point que je lui ai demandé de supprimer une séquence dans le nouvel album. Je les ai mis marchant dans un stationnement, parce que je n’en pouvais plus de les dessiner en train de bouffer! Mais c’est bien de les voir ainsi ou de voir Mortimer en pyjama, ça les rend réels…"
Le métier ardu
Outre son grand talent, ce qui caractérise Ted Benoit est sans doute sa lenteur. Il a mis trois ans à achever son premier Blake et Mortimer. Quatre ans et demi pour le second. Si bien que malgré lui, une autre équipe, formée par le scénariste Yves Sente et le dessinateur André Juillard, travaille désormais en alternance sur la série (voir La Machination Voronov).
Ce rythme de production s’explique par la grande minutie du dessinateur. Une minutie qui se retrouve bien sûr dans le dessin, que Benoit dit être ardu et laborieux, mais aussi et surtout dans la mise en scène de chacune des cases, le réalisateur de cinéma qui sommeille en lui n’étant jamais très loin du dessinateur. "Edward Hopper disait qu’il souffrait beaucoup quand il faisait un tableau, parce qu’il avait une image dans la tête et après il avait beaucoup de mal à la faire exister et c’est ça, pour moi, le côté ardu, précise-t-il. Quand on a une image en tête, ça va, mais en bédé, sur les 600 cases qu’il y a, il y a bien des cases qu’on n’a pas en tête dès le début. J’aime bien chercher, j’aime bien trouver, mais je ne suis pas comme Picasso, je ne trouve pas à tous les coups!"
Retour de flamme
Si c’est en partie grâce à Ted Benoit que Blake et Mortimer vivent de nouveau de formidables aventures, c’est aussi en partie grâce aux deux héros britanniques que Benoit se consacre encore à la bande dessinée. C’est que de 1987 à 1992, le dessinateur, complètement absorbé par son travail d’illustrateur publicitaire, avait presque entièrement délaissé le neuvième art. "En quelque part, s’il n’y avait pas eu Blake et Mortimer, je n’aurais peut-être jamais refait de bande dessinée", reconnaît-il.
Qu’on se rassure, Ted Benoit est toujours là. Et ceux qui lui réclament des oeuvres originales, où son style ne serait pas éclipsé par celui de Jacobs, auront bientôt de quoi se mettre sous la dent, puisque le dessinateur médite sur plusieurs projets: "J’ai été frustré quand même de ne pas écrire durant ces années de Blake et Mortimer, alors je songe à refaire du scénario, mais comme d’habitude, je n’ai pas vraiment réfléchi à long terme… Cela dit, je vais faire paraître Le Nouveau Monde, des images américaines que j’ai faites récemment, alors on me verra à nouveau!…"
Du 4 au 7 avril
À Place Laurier
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