Michel Onfray : Le plus beau voyage
Le philosophe et écrivain MICHEL ONFRAY signe un livre émouvant sur un voyage intérieur: Esthétique du pôle Nord. Le dépaysement n’est que prétexte à une rencontre du père et du fils, et au contact chaleureux avec des Inuits. Nous avons joint l’auteur à Caen, où il vit.
Michel Onfray
est connu comme philosophe, défenseur de l’hédonisme, lui qui a écrit des ouvrages tels que Théorie du corps amoureux (2001) ou encore ce Journal hédoniste en trois tomes (1996 à 2001). "Je dois toujours préciser que l’hédonisme dont je parle n’est pas "whisky, cigarettes et p’tites pépés"… ", ironise Onfray au bout fil. Non, la philosophie exige une rigueur intellectuelle, et c’est ce à quoi travaille Michel Onfray. Morale du plaisir, du désir, non pas pour se satisfaire béatement, mais pour faire exister un partage du plaisir, respecter la liberté d’autrui; bref, le plaisir pour soi serait bien trop ennuyeux!
Onfray a donc décidé de faire un cadeau à son père, un cultivateur âgé de 80 ans vivant en Normandie, où est né Onfray et où il enseigne aujourd’hui. "Un jour, je lui ai demandé où il aimerait aller s’il avait un rêve à réaliser. Il m’a dit: "Au pôle Nord." Et je me suis dit que ça ferait un joli cadeau pour ses 80 ans. Alors je l’y ai emmené." Esthétique du pôle Nord est le récit de ce voyage à la fois géographique et métaphysique.
Le plaisir, pour le fils, était de contempler celui de son père. "C’est ce qui m’importait le plus dans ce voyage. Je voulais voir sa réaction. Or, il n’a presque rien dit de tout le voyage (il ne dit jamais grand-chose de toute façon!), et il a été très déçu parce qu’il avait fait plus de 20 degrés dans les trois semaines précédant notre arrivée… Il n’y avait que des cailloux, la terre gelée, mais pas de banquises, pas de neige comme on s’y attendait." Selon Onfray, on a beau essayer de se dire que les documents d’agences de voyages sont trompeurs, stéréotypés, les images d’Épinal restent gravées dans nos pauvres cervelles…
Mais c’est ensuite que le vrai voyage a commencé. "Lorsque nous avons entrepris de séjourner là-bas, il y a eu une vraie rencontre, celle de mon père avec un Inuit de 80 ans, Pauloosie; et, sans parler la même langue, ils ont vraiment vécu quelque chose de génial. Cet homme a compris le but du voyage, que mon père n’avait jamais pris l’avion de sa vie, jamais quitté son village, et qu’il réalisait un rêve d’enfance. Et là, ils ont vraiment sympathisé. Il s’est mis à raconter un certain nombre de choses, des choses de sa vie à lui, et il s’est mis à pleurer, parce qu’il nous racontait l’assassinat de ses chiens en 1962… Tout d’un coup, mon père a compris qu’il ne verrait pas sa carte postale mais qu’il verrait quelque chose de tout aussi intéressant."
De père en fils
Ce séjour fut aussi un voyage pour le fils, le philosophe, l’écrivain qui en fait un récit touchant, instructif, personnel. "Ce qui m’a marqué, ce n’est pas le Nord, ni le paysage, mais la "plasticité intellectuelle" de mon père. Sa capacité à s’ouvrir, à ne pas être borné. L’intelligence (au sens étymologique) du voyage, sa disposition à laisser de côté ce qui avait à être laissé de côté."
S’inspirant des récits de Nicolas Bouvier, "maître sur ce terrain de l’ethnologie subjective", et de Victor Segalen (1878-1919), Onfray fait remonter le fil jusqu’au Rimbaud de Harrar (en Éthiopie, où séjourna le poète): "celui qui ne sait pas ce qu’il va chercher, mais qui va trouver quelque chose ailleurs".
C’est la démarche de l’ethnologue qui assume toute sa subjectivité. "Il n’y a pas d’objectivité, il n’y a toujours que des projections de subjectivité: où que j’aille, je reste un Blanc qui regarde d’autres hommes." Mais selon le philosophe, une vraie rencontre est possible. "Je crois qu’il y a autant d’étrangeté entre deux Blancs qui forment un couple, par exemple, qu’entre un Inuit et moi, répond Onfray. On commet une erreur en pensant qu’on peut mieux communiquer en partageant la même langue et la même culture. Par exemple, l’un des plus beaux livres qui aient été écrits sur le Japon est de Roland Barthes. Or, on ignore qu’il y a peu séjourné. Il y a des gens qui peuvent passer 30 ans au Japon, épouser une Japonaise, parler la langue, et ils ne seront jamais capables d’avoir deux intuitions de Roland Barthes! Je crois plutôt au coup de foudre, à la vitesse, à l’intuition, à l’émotion, au "dérèglement des sens" comme le voyait Rimbaud."
Michel Onfray donne l’exemple d’un homme qui a passé 30 ans au Groenland, qui a fait une thèse sur la découpe du phoque, etc. "Il connaissait tout de la charcuterie, mais rien des Inuits, qu’il n’aimait pas d’ailleurs. Je pense que mon père, sans instruction, sans savoir, a mieux communiqué avec un seul Inuit que cet expert qui a pourtant passé sa vie auprès d’eux."
Choc des cultures
Ce récit a beau être méditatif, il est aussi action. Michel Onfray dénonce l’acculturation des Inuits, et n’épargne pas le Canada et ses politiques récentes, comme la création du Nunavut. "Je n’y crois pas beaucoup, confesse Onfray. Pour moi, la culture inuit est morte: il n’y a plus de chamanisme, ni d’anarcho-communalisme, ni de nomadisme." Mais pourquoi les Inuits n’auraient-ils pas droit à la vie moderne? "C’est un peu comme si vous disiez d’un drogué qu’il a bien le droit d’aimer la drogue après l’avoir rendu dépendant… Les Inuits n’avaient rien demandé lorsque, pendant la guerre froide, les États-Unis et la Russie ont voulu occuper les territoires nordiques. Et franchement, vouloir le bien d’un peuple contre son gré et sa volonté ne me semble pas très correct… Ils n’ont jamais voulu de fusils de chasse, ni de ces maisons surchauffées où trône une télévision… On leur interdit l’alcool comme à des enfants, alors qu’on les a sédentarisés, qu’ils n’ont plus rien à faire, rien pour se réaliser, ce que représentaient la chasse et la pêche: pour eux, ce n’étaient pas des loisirs, mais leur façon de vivre puisqu’ils étaient nomades."
Qui a dit que les philosophes étaient débranchés de la réalité?
Esthétique du pôle Nord
de Michel Onfray
photos d’Alain Szczuczynsky
Éd. Grasset, 2002, 186 p.