Jeune poésie : Les fruits de la passion
Une Clémentine esseulée roulant ses blues dans les corridors d’un vaisseau spatial, une femme récoltant les fruits noirs de ses amours-marmelades… Voilà que s’élèvent deux voix pour le moins originales de la jeune poésie.
Si la passion est un fruit qui se croque à pleines dents, ses lendemains ont souvent le goût âcre des fruits pourris. Dans Clémentine et Mars, premier recueil de Maggie Blo, ces lendemains se traduisent par une singulière dérive dans l’espace et dans le temps.
Ce qui séduit d’abord, c’est la forme que prend le projet: articulé dans une prose haletante, le détour qu’entreprend Clémentine vers le passé – passage obligé vers un avenir encore hypothétique – s’organise dans un étrange vaisseau spatial, vaste métaphore de la solitude et des froidures post-amoureuses. Elle en parcourt sans fin les corridors, entrevoyant parfois, mais par les yeux d’un souvenir halluciné, Élion, celui qui a disparu de sa vie – est-il vraiment mort, comme certains textes le laissent entendre? Pourquoi? Quand? Comment? On se pose les questions un temps, puis on se dit que ça n’a aucune importance, que l’essentiel ici est l’expression de l’errance, la redécouverte de l’espace après la mort de l’autre. La véritable question qui sous-tend le recueil est celle-ci: comment cohabiter avec un cadavre, qu’il soit réel ou conception de l’esprit? "A-t-on déjà su ce qu’elle faisait là, ce qu’elle faisait là – ah – ah, debout dans sa cuisine immobile les yeux fermés, toutes les guerres du corps terminées, les glorifications entassées dans les reins. Toutes les guerres terminées, la guerre solitaire cloue sur place en faisant de l’espace le pire ennemi qui soit."
Si le discours s’essouffle parfois, que le lecteur se lasse de tourner en rond sur les pas de Clémentine, on salue la voix originale de la jeune poète, la cadence maîtrisée de sa prose – la répétition de formules interrogatives, loin d’alourdir, confère un je-ne-sais-quoi d’incantatoire à la quête – et l’assurance témoignée d’un bout à l’autre dans l’exploration de ce vaisseau fictif.
Avec son Spectres et confitures, Chantal English témoigne elle aussi de la perte de l’autre, mais ici, l’itinéraire proposé couvre une plus longue période, depuis les derniers moments d’une vie de couple agonisante jusqu’à d’étonnantes retrouvailles, en passant par le chaos. La chambre, comme le vaisseau de Maggie Blo, devient lieu symbolique d’exploration du souvenir et de la douleur, une chambre peuplée de fantômes, après que l’un ait déposé ses "valises au bord du gouffre". La relation, étouffée par un quotidien morne, ne survit pas aux insatisfactions de la femme, qui se sent prisonnière de cette "île en banlieue" où ils ont laissé leur amour s’étioler. Puis, au terme d’un long désarroi, le constat du vide: "il n’y a pas d’éternité où me cacher / troglodyte égaré dans un bras d’univers / pas d’espace-temps qui puisse replier / mes ailes de nymphe / ni de trou de ver où tisser mon cocon / notre nid déserté".
On affiche bien sûr un sourire sceptique devant des sous-titres tels "Marmelade tourmentée" ou "Coulis passionnels", on trouve un peu collégienne la série de description d’ébats amoureux qui ponctue le livre ("ton bras-fleuve / plonge dans mon ravin / flotte jusqu’à ma plage") et la recherche de vocabulaire parfois affectée ("dans mon oeil gigogne / j’observe perdendosi"); on goûte en revanche la justesse de ton – la tartine, règle générale, n’est pas beurrée trop épais! -, de même que le saisissant contraste entre la retenue générale d’une femme qui laisse longtemps fermenter l’ennui, passive, et certains passages très crus, échos des étapes les plus sombres de sa descente aux enfers: "rue Sainte-Catherine / mutante au crépuscule / comme serpent / j’abandonne ma peau / débris sur le trottoir / talons seringues / je déserte mon corps / fantôme à vendre". Nous voilà loin de la maison de banlieue…
Voici deux fruits quasi mûrs, qui ont le mérite de la saveur et des teintes personnelles. C’est déjà beaucoup.
Clémentine et Mars, de Maggie Blo
Éditions Triptyque, 2002, 76 pages
Spectres et confitures, de Chantal English
Éditions Le Loup de Gouttière, 2001, 70 pages