Le Champ dans la mer : Ying Chen
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Le Champ dans la mer : Ying Chen

Ying Chen a habitué ses lecteurs à des phrases simples et limpides, au service d’histoires plus ou moins sombres, légèrement sibyllines: un mariage de clair et d’obscur qui, d’une perspective nord-américaine en tout cas, a des parfums de sagesse orientale. Dans ce cinquième roman qu’elle nous donne aujourd’hui, l’écrivaine chinoise nous invite à approfondir la part la plus étrange de son esthétique.

Ying Chen

a habitué ses lecteurs à des phrases simples et limpides, au service d’histoires plus ou moins sombres, légèrement sibyllines: un mariage de clair et d’obscur qui, d’une perspective nord-américaine en tout cas, a des parfums de sagesse orientale. Dans ce cinquième roman qu’elle nous donne aujourd’hui, l’écrivaine chinoise nous invite à approfondir la part la plus étrange de son esthétique.

Conjuguant le thème de l’exil des Lettres chinoises à celui de l’âme désincarnée de L’Ingratitude, Le Champ dans la mer met en scène une âme vagabonde, mille fois réincarnée, et toujours résolument perdue. Le titre – au symbolisme évident de retour aux sources (Le champ dans la mer/Le chant dans la mère. Nous voilà près du premier titre de Ying Chen: La Mémoire de l’eau) – fait référence à deux des vies de cette âme. La première, un peu vague (mer, quand tu nous tiens), appartient au présent. L’héroïne, qui tient davantage du chien battu transparent que de la femme, est mariée à un archéologue (toujours le retour en arrière), qui l’a vraisemblablement abandonnée sur le perron d’une auberge, d’où elle peut à tout le moins apercevoir la plage, et la mer. Mais à cause d’un coup de pied à la tête que lui assène ce matin-là l’aubergiste en sortant sur le perron, elle se met à voir, au lieu de la mer, les champs de maïs du village où elle a vécu dans une autre vie, et où elle est morte, très jeune. "Je suis à l’entrée du village. C’est ici que j’ai raté la chance de ma vie, je crois, et peut-être de mes vies." Retour, donc, à cette vie ancienne, où nous est aussitôt contée la triste histoire de cette jeune fille, dont le père maçon s’est tué (la jeune fille fera bientôt de même) en tombant du toit de la maison qu’il réparait. L’événement est terrible, d’autant que la maison appartenait à la famille de V…, ami et vraisemblablement mari convoité de l’héroïne, et que la veuve éplorée ne croit pas à la thèse de l’accident. "Ma mère n’aimait pas me voir jouer avec V…, le fils des très probables assassins. À plusieurs reprises, elle m’avait montré la chemise ensanglantée de mon père, avant de la remettre dans un coffre en bois qu’elle plaçait sous mon lit. J’ai compris que c’était là mon héritage. Le coffre, qui contenait le sang de mon père et les cendres de mon enfance, était désormais le seul objet solide contre lequel je pouvais appuyer mon corps las." La mort du père est le moment-choc, et le lecteur ne doit pas s’attendre à plus de développement dans l’histoire. C’est plutôt une suite de fragments qui s’ensuit, montrant ici un village antipathique et fermé à la nouveauté, là des relations sans chaleur, l’ensemble finissant par évoquer le cruel triomphe de la distance, du silence, de la tromperie, de l’incompréhension.

Mais bon. Comme a dit Mao dans son petit livre à lui: "L’expérience est comme une lanterne que l’on porte dans le dos. Elle nous éclaire rarement la route devant." Ou, comme on dirait ici, c’est pas parce qu’on sait pas où on s’en va qu’il faut pas y aller: tout à coup qu’il y a des beaux moments en chemin… Éd. Boréal, 2002, 114 p.

Le Champ dans la mer
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Ying Chen