Shan Sa : Fais-moi un destin
SHAN SA publiait récemment La Joueuse de go, se méritant le prix Goncourt des lycéens. Succès d’estime et adoré du public, ce troisième roman place définitivement son auteure bien en vue, au sommet du mont des promesses.
Il y a 10 ans à peine, elle quittait la Chine pour Paris, où elle allait poursuivre une carrière d’écrivaine, par ailleurs déjà bien amorcée sur le continent oriental. Âgée de 18 ans, elle défait ses malles et entreprend de s’imprégner de sa culture d’adoption. Cours de français, études de littérature, lecture et relecture entêtées du dictionnaire et des grandes oeuvres francophones. Des années qu’elle évoque aujourd’hui non sans une certaine fierté. "Il fallait se battre constamment pour rencontrer l’Occident; cette lutte de tous les instants implique d’innombrables difficultés de compréhension de l’autre, à travers nos différences mutuelles", raconte Shan Sa avec une douceur volontaire qui ne manque pas de surprendre. Car comme dans son dernier roman La Joueuse de go, elle s’exprime avec une aisance et une précision qui confèrent au moindre de ses propos un pouvoir d’évocation immense. "Le fait d’écrire en français me permet d’avoir un style très différent de celui que j’avais quand j’écrivais en chinois, où je prenais un ton beaucoup plus lyrique. Cela m’a permis de découvrir l’économie, la sobriété, la justesse du langage. Souvent, je passe des heures à écrire une seule phrase; je suis plus modeste, je travaille la langue avec acharnement, je réécris 30 fois le même livre."
Un raffinement qui se lit tant dans la maîtrise époustouflante, poétique de la langue que dans le traitement des thèmes, toujours élaborés avec une efficacité qui rend la lecture de La Joueuse de go fascinante, presque jubilatoire. Le sujet n’a pourtant rien de comique, Shan Sa y relatant, par le biais d’une histoire d’amour atypique, l’invasion des Japonais en Mandchourie dans les années 30. Violence, tromperies politiques, totalitarisme, trahison et misogynie sont au centre d’une intrigue amoureuse liant une jeune Chinoise et un soldat japonais; et le damier devant lequel ils se rencontrent tous les jours pour disputer une partie de go (jeu traditionnel chinois apparenté aux échecs) n’est en fait qu’une métaphore de la guerre absurde qui finira par anéantir toute parcelle d’humanité autour d’eux, jusqu’à leur propre existence.
Rejointe en Italie où elle s’est retirée quelques jours pour écrire, Shan Sa est intarissable lorsqu’on la questionne à propos des fondements de son imaginaire. "J’ai mes thèmes favoris, qui reviennent dans tous mes romans. Il y a le destin et la mort; je passe des heures à observer, constater, imaginer comment se construit un destin. Souvent, celui de mes personnages s’élabore à travers la révolte, qui est définitivement l’un de mes thèmes de prédilection", explique-t-elle. Tous les personnages qui émergent de sa plume possèdent en effet cette énergie frondeuse qui leur fait invariablement préférer la survie par la trahison plutôt que le fatalisme guerrier des kamikazes. "Une disposition qui me vient sûrement du fait que je suis chinoise, que j’ai vécu les événements de place Tianmen en 1989, et que mes grands-parents ont été parmi les plus grands résistants communistes qu’ait connus la Chine sous Mao", poursuit-elle.
Le jeu de la dame
Mais au-delà du contexte et du décor, celui de la guerre et des affrontements idéologiques, La Joueuse de go ne s’intéresse-t-il pas avant tout à la femme chinoise et à son évolution? "En effet, s’exclame Shan Sa, il y a une question latente dans ce livre qui est: Qu’est-ce qu’une femme et comment devient-on femme? D’où naît la magie de la femme? Une magie souvent très douloureuse mais sublime." Ce questionnement, palpable et récurrent, en amène un autre. "Je tente aussi de comprendre pourquoi la présence de l’homme est indispensable pour la construction de la femme. Mes personnages d’hommes sont toujours secondaires mais absolument indispensables, comme des épreuves initiatiques. Ce sont souvent des bourreaux impitoyables mais tendres et désespérés. Et c’est là aussi que la rencontre avec la femme est un événement magique, mes femmes portant en elles le divin du monde, révoltées qu’elles sont, indomptables et fragiles. Alors que les hommes sont formés pour la guerre, pour remplir une fonction sociale, et ne reçoivent aucune éducation sentimentale. Ce sont ces femmes qui vont révéler aux hommes ce qu’ils ont de plus beau; et c’est à ce moment qu’ironiquement les rôles s’inversent et que les femmes prennent le pouvoir, devenant les bourreaux."
Au-dessus de la vague de jeunes Chinoises ayant déferlé sur l’Occident pour raconter les mutations d’un nouvel Orient plus trash et teinté d’anticonformisme, Shan Sa pose un regard réflexif sur sa société d’origine et sur les siècles de bouleversements qui en ont fait un microcosme social et politique unique, voire insaisissable. La Joueuse de go s’impose en définitive comme un roman essentiel, une voix incontournable.
La Joueuse de go
de Shan Sa
Grasset
342 pages, 2001