Une saison de célibat : Carol Shields
En matière de littérature, le Québec et le Canada vivent parfois dans deux fuseaux horaires différents. Si la méconnaissance tend à s’atténuer de plus en plus entre les deux cultures, le fossé reste vivace.
En matière de littérature, le Québec et le Canada vivent parfois dans deux fuseaux horaires différents. Si la méconnaissance tend à s’atténuer de plus en plus entre les deux cultures, le fossé reste vivace. Prenez la publication en français d’Une saison de célibat, des Canadiennes Carol Shields (l’excellente auteure de La Mémoire des pierres et d’Une soirée chez Larry) et Blanche Howard (une écrivaine albertaine jamais traduite, sauf erreur, dans la langue de Michel Tremblay). Ce roman épistolaire à quatre mains a été écrit au milieu des années 80, puis adapté pour le théâtre par Howard en 1989, et finalement publié en 1991. Et il ne parvient au lectorat québécois qu’aujourd’hui, pas vraiment daté, mais accusant malgré tout un peu son âge.
Le célibat dont il est question ici est la chasteté imposée par les circonstances à Charles et Jocelyne Selby ("Chas" et "Jock"), un couple heureusement marié depuis 20 ans. Nommée conseillère juridique d’une commission d’enquête sur la "féminisation de la pauvreté" (thème hélas toujours actuel), Jocelyne transporte ses pénates à Ottawa pour 10 mois, laissant son époux, un architecte sans emploi, en charge de la maison à Vancouver et des deux ados.
Une saison de célibat joue donc sur le renversement des rôles traditionnels, et la transformation des valeurs qu’il entraîne (cette situation est-elle aussi inusitée maintenant qu’il y a une quinzaine d’années?). Chacun des époux change de son côté, à cause de la modification de son entourage, de la révélation de nouvelles aptitudes. Chas s’improvise poète, entreprend des rénovations de la sacro-sainte maison familiale, embauche une jeune femme de ménage-militante progressiste qui s’incruste un peu trop… Et Jock, surtout, se découvre un talent et un goût pour une carrière dans la sphère politique qui pourrait mettre en péril son ménage.
Le couple frôle la catastrophe puis, un peu comme si les deux auteures avaient craint d’aller trop loin, la narration semble bifurquer dans une autre direction, plus légère. Reste que le malaise plane sur le couple (qui a choisi de ne pas tout se dire, et c’est peut-être aussi ce silence qui le maintient en vie) et que la question demeure en suspens: peut-on retrouver une intimité mise à mal par une longue séparation?
Les lettres qu’échangent Chas et Jock – un mode de communication un peu désuet, mais combien plus profond, "aussi bien thérapeutique qu’économique" – sont écrites avec beaucoup d’humour et de vivacité. Carol Shields, notamment, qui prête vie à la voix masculine, a le don de transformer les ennuis domestiques en péripéties amusantes, voire quasi vaudevillesques (la maison de plus en plus encombrée de gens), où le goût du cocasse l’emporte parfois un peu sur le souci de vraisemblance. Dans la peau de l’expatriée temporaire, Howard se lance plutôt dans une amorce de réflexion sur la pauvreté, le roman étant planté sur fond de la récession économique des années 80, et des luttes syndicales qui avaient alors cours en Colombie-Britannique.
Une saison de célibat fait vivre avec force des personnages colorés, sinon parfois caricaturaux – et étonnamment, surtout les femmes en font les frais: Davina, la poétesse éthérée; la femme du sénateur, véritable Rhodésienne de Westmount; Jessica, la militante féministe mal dégrossie…
C’est ce qui rend l’oeuvre d’une lecture très agréable, pas inintéressante, mais un peu anodine. Traduit par Pierre DesRuisseaux, avec la collaboration d’Émile et Nicole Martel, Éd. Fides, 2002, 256 p.