Lori Saint-Martin : L'oeuvre au noir
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Lori Saint-Martin : L’oeuvre au noir

Vous pensiez tout connaître de Gabrielle Roy? Dans son essai La Voyageuse et la Prisonnière, LORI SAINT-MARTIN démontre que la sage institutrice cachait une révolte bien de son temps.

C’est à une véritable ascèse (mais dans la joie) que se livre Lori Saint-Martin, professeure de littérature à l’UQAM, auteure de fiction et d’essais (Mon père, la nuit, 1999; Lettre imaginaire à la femme de mon amant, 1991; Contre-voix, Essais de critique au féminin, 1997) et traductrice (d’Un parfum de cèdre, entre autres, qui lui valut, ainsi qu’à son conjoint Paul Gagné, le Prix du Gouverneur général pour la traduction en 2000). Passionnée de littérature, notamment québécoise et canadienne, elle fait flèche de tout bois, et continue à suivre cette voie bien d’aujourd’hui qu’est la critique au féminin (on ne dit plus "féministe", des gens pourraient s’évanouir…).

C’est à la faveur d’une recherche intensive sur l’oeuvre de Gabrielle Roy que Lori Saint-Martin a préparé cet ouvrage personnel (deux autres ont précédé) sur l’auteure de Bonheur d’occasion. La Voyageuse et la Prisonnière, Gabrielle Roy et la question des femmes propose en effet une lecture nouvelle de l’oeuvre, et ce, à travers les livres connus de la grande romancière, mais également par le biais de textes inédits. "Pour moi, confie Lori Saint-Martin, toute l’oeuvre de Roy s’est éclairée sous un jour nouveau quand j’ai lu ses textes inédits. Les deux romans Baldur et La Saga d’Éveline, entre autres, disent des choses qu’on a très peu vues et signalées à propos de Roy."

Comme, par exemple, que Gabrielle Roy était farouchement anticléricale, qu’elle pouvait aborder sans détour la sexualité féminine et spécialement celle des mères; qu’elle était aussi en colère contre un système qui ruinait les chances de bonheur des couples et des familles. "Gabrielle Roy démontre dans ces textes beaucoup de compassion envers ces femmes qui craignaient les relations sexuelles de peur de tomber enceintes et qui ne pouvaient connaître le plaisir charnel qu’au prix d’une grossesse; et aussi pour les hommes, prisonniers de leur corps, de leurs désirs, qui devaient vivre avec cette impossibilité. Gabrielle Roy s’élevait contre tout cela."

C’est un peu ce qu’illustre la chercheure en opposant les figures, présentes dans l’oeuvre, de la "Prisonnière", enfermée dans son corps et confinée à l’immobilité, et de la "Voyageuse", "modèle de la femme libre". Lori Saint-Martin dresse également un parallèle entre Simone de Beauvoir et Gabrielle Roy. "C’est quand j’ai vu qu’elles étaient nées presque la même année, la première en 1908 et la seconde en 1909, que j’ai été frappée; toutes deux ont vécu les bouleversements sociaux liés aux femmes; et elles ont interprété la venue de la contraception comme la libération du corps, mais également comme un changement social majeur."

L’héroïne de Bonheur d’occasion, Florentine, personnifie tout à fait le "deuxième sexe": à travers ce personnage, Roy illustre la dépendance des femmes du regard des hommes, lien destructeur que dénonçait Beauvoir. Saint-Martin écrit: "Justement, Gabrielle Roy montre à quel point les possibilités de Florentine sont limitées: on ne peut l’imaginer qui suit des cours de trigonométrie par correspondance comme le fait Jean; le travail est pour elle aliénant plutôt que libérateur; le mariage est son unique planche de salut. D’où son désir de plaire à tout prix, sa coquetterie, son obsession de la beauté."

Portrait caché
L’ardeur que met Gabrielle Roy dans ses textes "féministes" est troublante. "Roy a commencé ses deux romans après Bonheur d’occasion, observe Lori Saint-Martin. Elle les a réécrits si souvent (La Saga d’Éveline, à trois reprises des années 45 à 65) que cela ressemble à de l’obsession! Ce sont des pages où la romancière, plutôt connue comme quelqu’un de sage, de rangé, de discret, est virulente. Ses textes révèlent une grande colère, que l’on sent peu dans son oeuvre publiée. De plus, elle revient constamment à ses romans en chantier, et l’on voit bien que le sujet des femmes est primordial pour elle."

Cet acharnement à réécrire ses livres politisés captive Lori Saint-Martin. "Plusieurs choses me frappent: d’abord, qu’elle n’ait pas réussi à faire de bons romans (car il faut le dire, ces livres ne sont pas très réussis sur le plan littéraire) avec un sujet si important pour elle; ensuite, qu’elle n’ait jamais laissé tomber ces projets."

Alors la question se pose: pourquoi Gabrielle Roy n’a-t-elle pas écrit sur les femmes plus "ouvertement"? Comme Anne Hébert, ses livres sont remplis de ces personnages significatifs, de ces situations révélatrices, de sous-textes qui laissent croire que les auteures en avaient plus à dire que ce qui était écrit… "Vous savez, ne pas relever certaines choses dans une oeuvre, c’est déjà de l’idéologie, explique Lori Saint-Martin. On aurait pu les remarquer, en faire état, mais l’époque à laquelle vivait Gabrielle Roy (ou Anne Hébert) jugeait ces thèmes irrecevables. La critique évoquait la teneur sociale des textes, mais le reste n’intéressait personne. On a souvent divisé les auteures féminines en deux camps: celles qui écrivaient des choses pour les femmes; et les autres, qui écrivaient des livres sérieux."

Certes, l’oeuvre de Gabrielle Roy a été consacrée et on la trouve depuis longtemps dans toutes les écoles du Canada. En aurait-il été de même si la grande romancière avait projeté d’elle-même une image engagée, politisée? La figure neutre et "asexuée" de l’Écrivain est celle que tout le monde connaît. "Paradoxalement, explique Lori Saint-Martin, cette image l’a protégée, et lui a permis d’écrire, d’exister comme écrivain."

La Voyageuse et la Prisonnière
Gabrielle Roy et la question des femmes
Éd. du Boréal, coll. Les Cahiers Gabrielle Roy, 2002, 391 p.