Le Livre des illusions : L’homme qui n’était pas là
Vous aimez PAUL AUSTER? Si vous êtes un fan, vous serez conquis par son nouveau roman, Le Livre des illusions.
Notre journaliste a fait enquête et décortiqué l’ouvrage d’un auteur-culte.
Certains prétendent qu’il est "le plus européen des auteurs américains", une étiquette qui lui colle à la peau, sans doute parce qu’il a habité Paris au début des années 70, qu’il a lu Pascal et Montaigne, et brillamment traduit Mallarmé, Flaubert et Apollinaire. D’autres, comme Gérard de Cortanze, qui a fait paraître sous le titre La Solitude du labyrinthe une série d’entretiens avec l’auteur de Léviathan, prétendent au contraire que "rien n’est plus américain que les romans de Paul Auster".
Partant du principe que le thème de l’errance, comme le souligne de Cortanze, est typique de la littérature américaine, Le Livre des illusions, tout dernier roman d’Auster, en serait un parfait exemple. C’est même une double errance, un double exil dont il sera question tout au long de cette étrange histoire où se suivent les événements inattendus, coïncidences, contingences, accidents, qui composent tous les romans d’Auster, et qui ici font se croiser, à une soixantaine d’années de distance, les routes accidentées d’un professeur de littérature comparée et d’un acteur de cinéma muet porté disparu depuis les années 30. Un homme et son péché fuyant de par le monde, traqué par un homme blessé qui a tout perdu.
L’oeuvre infinie
Comme dans tous les romans de Paul Auster, c’est un incident, parfois anodin, ici tragique, qui vient déclencher un enchaînement extraordinaire d’événements: l’accident d’avion qui a causé la mort de la femme et des deux jeunes enfants du narrateur, David Zimmers, une tragédie qui s’est produite antérieurement au récit, et qui l’a anéanti.
En congé de l’université où il enseigne la littérature comparée, enfermé chez lui, refusant toute aide extérieure, tout contact, toute visite, David Zimmers passe ses journées à boire du whisky et à zapper entre toutes les chaînes de télé mises à sa disposition. Jusqu’à ce fameux soir où il tombe sur un vieux film muet qui le fait rire. Un petit miracle, une révélation. "Cela peut sembler sans importance, nous raconte-t-il, mais c’était la première fois depuis juin que je riais de quoi que ce fût et en sentant ce spasme inattendu monter dans ma poitrine et se mettre à chahuter dans mes poumons, je compris que je n’avais pas encore touché le fond, qu’il restait en moi quelque chose qui souhaitait continuer à vivre."
C’est ainsi que Zimmers décide de se retirer à Brooklyn (où il loue un deux-pièces, Pierrepont Street) pour écrire un essai sur cet acteur que tous croient mort depuis qu’il a été porté disparu, à la fin des années 30. Qu’il entreprend des recherches, répertorie les 14 courts métrages dans lesquels Hector Mann a joué, retrace les bobines disséminées à travers le monde, et se met en tête de tout visionner aussi souvent qu’il le faudra pour apprendre les films par coeur.
Commencera l’une de ces corvées dont l’absurdité confine au sublime, un vain travail de moine qui n’est pas sans rappeler celui qui occupe les protagonistes de La Musique du hasard – la construction d’un mur qu’ils auront ensuite à défaire, pierre par pierre (ou est-ce l’inverse?); ou celui que s’est donné l’une des héroïnes de Léviathan qui s’est mis en tête de retracer tous les noms inscrits dans un carnet de téléphone trouvé dans la rue: des tâches à la fois absurdes et admirables, qui procurent à qui s’y adonne une sorte de rédemption. L’essai terminé, c’est sur la traduction des 1000 pages des Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand ("la meilleure autobiographie jamais écrite"!) que planchera Zimmers.
D’abord la vie d’un homme qui a voulu réaliser des films que l’on détruirait après sa mort, ensuite celle d’un auteur qui ne voulait pas qu’on publie ses mémoires avant sa mort. L’un de ces liens tordus, l’une de ces deux faces d’un même phénomène, l’une de ces parentés paradoxales qu’affectionne tant Paul Auster, et que l’on retrouve à profusion dans ses romans.
Livres gigognes
Autour de cette profonde réflexion sur le thème de la création – pourquoi, pour qui crée-t-on une oeuvre d’art, roman, toile ou film? Pour soi-même? Pour l’autre? Pour la postérité? -, il y a quelque chose qui ressemble à une enquête, un lent suspense tournant autour de la disparition d’Hector Mann et d’une femme mystérieuse qui en sait plus sur Zimmers qu’il ne le croit. Il y a un roman aussi fascinant qu’ambigu, aussi prenant que rébarbatif, une sorte de collage qui n’est pas sans rappeler l’éblouissant City, d’Alessandro Barrico, qui imbriquait dans son récit les pages du scénario de film western que l’un des personnages était en train d’écrire. Il y a un roman à la construction savante, où la description méticuleuse des courts films muets d’Hector Mann (pure invention d’Auster) constitue un tour de force littéraire, Auster réussissant à nous les donner à voir, littéralement, plan par plan.
Il y a enfin, dans ce polar existentiel où le narrateur ressemble à bien des égards à son auteur, toute l’oeuvre de Paul Auster et tout Paul Auster. Le bachelier en littérature anglaise et comparée qui a écrit des articles brillants sur Knut Hamsun, Kafka ou Jacques Dupin; le maniaque de cinéma à qui l’on doit, entre autres, Smoke et Lulu on the Bridge, qui publiait en 1968, dans le Columbia Daily Spectator, des articles consacrés au 7e art et écrivait des scénarios pour films muets dont il a aujourd’hui perdu la trace. Il y a également l’homme fasciné par les coïncidences, la simultanéité de destins qui n’auraient jamais dû se croiser; le philosophe qui croit que l’on vit pour apprendre à vivre, et non pour apprendre à mourir; l’auteur, enfin, qui considère Herman Melville comme "le plus grand romancier de l’histoire de la littérature américaine. Moby Dick or the White Whale, disait-il à Gérard de Cortanze, est un livre qui tient de l’essai, du poème, du roman d’aventures… Moitié-moitié… Vous voyez bien: trois moitiés, ce n’est pas possible!"
Ainsi pourrait-on dire du Livre des illusions, un livre qui tient de l’essai, du polar et du roman, moitié-moitié! Un livre qui demande temps et patience, qui risque fort de déconcerter plusieurs lecteurs, mais qui, pour tous les fans de Paul Auster, est incontournable.
Le Livre des illusions
de Paul Auster
Traduit de l’américain par Christine LeBoeuf
Actes Sud / Leméac, 2002, 387 p.