Lynn Diamond : Les mots qui sauvent
Pour son second roman, Le Corps de mon frère, LYNN DIAMOND remonte le cours de sa mémoire d’enfant. L’auteure raconte son travail, sa démarche d’écrivaine.
Il est toujours délicat de faire parler un auteur de son roman lorsque celui-ci raconte une histoire vraie et, qui plus est, qui le concerne. Quand cette histoire est triste, et que l’auteur est en face de vous, il est encore plus difficile de tenir les rênes de l’objectivité que requiert le travail de journaliste.
Lynn Diamond, elle, revient toujours à son métier. En écrivaine expérimentée, à qui les mots ne font plus peur. C’est d’ailleurs grâce à ce métier qu’elle a pu faire ce livre, Le Corps de mon frère, qui raconte son enfance, sa famille, ses malheurs, ses tourments.
Vingt ans après la disparition de Michel, son frère atteint de schizophrénie, la narratrice rencontre un homme qui lui fait une révélation: il sait ce qu’il est advenu de Michel, puisqu’il l’aurait lui-même tué. Vrai ou faux?
Cela fut en tout cas le point de départ du roman. "Ce livre rassemble beaucoup de hasards, confie Lynn Diamond; je n’aurais pas fait ça si je n’avais pas rencontré cet homme qui m’a parlé de mon frère. Et je ne l’aurais pas écrit non plus si une autre personne ne m’avait pas parlé du philosophe Wittgenstein: sans son idée sur le langage de la fiction, ce livre n’aurait pas vu le jour."
C’est qu’il fallait que la femme, la soeur, la fillette qu’elle a été s’engouffrent dans une espèce d’ouragan: celui des souvenirs, parfois bons, souvent mauvais. "J’ai plongé dans cette écriture, comme si j’avais mis une caméra à l’intérieur de moi, au fond de moi, dit Diamond. C’est dans l’écriture que tout s’est passé."
Le poids de la vérité
En fait, Lynn Diamond a réagi en écrivaine. "C’est un peu étrange à dire, mais j’ai rapidement été consciente de ma double réaction d’écrivaine et d’humain; l’auteure a voulu voir ce que je ressentirais, comment je pouvais transmettre ce que je vivais personnellement et le transposer dans quelque chose de plus large. Je cherche toujours la vérité, et j’ai ainsi vu remonter en moi des choses que je n’avais jamais dites. Dans la vie, on fonctionne tous dans un certain consensus, et quand un tel événement vous arrive, et que tout s’écroule, ça oblige à plonger. C’est ce que j’ai fait."
Le Corps de mon frère raconte une enfance passée à Trois-Rivières, ville natale de Lynn Diamond, et la vie d’une famille dysfonctionnelle qui fut la sienne: un père commerçant et artiste, une mère qui aurait voulu écrire, mais qui accumulait les frustrations. "Nous allons au lac, ma mère nous emmène en pique-nique. Je me noie pendant que Michel, immergé jusqu’à la taille, crie en claquant l’eau de ses paumes ouvertes. De temps en temps ma tête émerge vers le ciel. À ma droite, au bord de l’eau, impassible, ma mère me regarde me noyer. Je la regarde aussi, appelant son aide. Elle ne bouge pas."
À propos de cette scène racontée dans le roman, Lynn Diamond explique. "On ne peut pas ne pas aimer sa mère, c’est très dur de faire ce constat, celui qui vous rappelle que votre mère ne s’est pas occupée de vous, ou très mal." Mais si c’est ce qui remonte à la surface, comment le taire?
Le roman raconte aussi les jeux avec les cousines ("leurs sourires heureux" de la voir arriver), le parcours étonnant et émouvant du père, personnage central dans ce roman familial, qui a tant aimé ses enfants, mais qui vivait une relation conjugale malheureuse. Buveur, joueur, il a peut-être hypothéqué la sécurité de la famille, ce que ne juge pas vraiment la narratrice. Elle reconnaît son courage, ses qualités, sa grandeur, des choses que, quand on est petite, on ne voit pas, on ne comprend pas.
Désamour, abandon, maladie mentale, solitude: tout cela refait surface dans le travail de l’écrivaine. "Je m’étais fait une image convenable de ma famille, confie Lynn Diamond. Mais quand il y a une fissure, il faut avoir le courage d’aller y voir."
La compagnie des livres
Le travail d’écriture a donc été la bouée à laquelle l’auteure a pu s’accrocher. "L’écriture et l’art conjurent la mort, dit-elle. Ce roman, c’est un travail à la fois sur la fiction, sur le langage et l’écriture. J’essaie de transcrire de manière littéraire la matière de la pensée. J’ai essayé de transposer dans l’écriture ce que l’on fait dans nos pensées, ce monologue intérieur où l’on procède par analogies, par associations; on a des flashs, des images."
Cela donne un récit réussi, où l’on suit parfaitement le fil de la narration; l’auteure a beau retourner dans le passé, réintégrer le présent, puis interrompre le récit par des flash-back, la lectrice s’y retrouve sans problème tant le "je" est incarné et vivant. L’on s’identifie à l’amour qu’elle a pour son frère, pour leur enfance en deuil; à son désarroi devant des parents eux-mêmes meurtris; à sa découverte du monde à travers sa propre vie.
Admiratrice des livres de Carson McCullers et de Joyce Carol Oates, Lynn Diamond a de bons modèles. On retrouve un peu de ces deux auteures dans ses ouvrages, et ce, depuis le premier, Nous avons l’âge de la terre (1994): une capacité à écrire sur la violence des sentiments, sur la cruauté, tout en maintenant un regard placide sur le récit qui nous est offert.
La littérature traverse d’ailleurs tout le roman de Lynn Diamond. Qu’il s’agisse de l’exergue tiré de L’Expérience intérieure, de Charles Juillet, ou des extraits de La Chute, de Camus, cher à l’auteure, tout le texte murmure les souvenirs des livres qui ont marqué (et soulagé, adouci, apaisé) l’enfance et l’adolescence de la narratrice. Jusqu’aux titres des différentes parties (Le Temps recomposé, Le Présent du passé) qui rappellent La Recherche, de Proust.
Lynn Diamond s’est finalement recréé une autre famille. "J’ai fait un choix très conscient, dit celle qui a étudié les communications à l’UQAM, puis la scénarisation, avant de se consacrer uniquement à ses livres. Je vis comme une écrivaine, c’est-à-dire que je me contente du minimum; c’est un risque, mais c’est ma vie, je ne me vois pas ne pas écrire. L’écriture, la littérature, c’est mon lieu à moi."
Le Corps de mon frère
De Lynn Diamond
Éd. Triptyque, 2002, 208 p.