Gilles Tibo : Et vogue le navire
Auteur pour la jeunesse, Gilles Tibo écrit également pour le public dit "adulte". À l’occasion de la sortie des Parfums d’Élisabeth, un roman aux accents fantastiques, Tibo nous parle de sa vie d’écrivain, de ses livres et de ses passions.
Il y a un an, Gilles Tibo publiait un roman grand public ou "adulte", si l’on veut: Le Mangeur de pierres. On y découvrait l’île de Grosse-Main, le personnage de Gravelin, un garçon, appelé Le Petit, qui, dès son jeune âge, s’emplissait les joues de pierres. Abandonné à lui-même, l’enfant grandit dans la nature, bercé par la mer et le vent qui ont fini par devenir ses véritables parents. Da manière originale, Tibo, qui fait carrière en écrivant des livres pour enfants, signait un roman étonnant.
Dans Les Parfums d’Élisabeth, le lecteur retrouve Gravelin et son amie, la seule qu’il se soit faite sur cette île sauvage. C’est que l’écrivain n’a pas pu oublier ses deux héros, comme il nous le confiait lors de son passage aux bureaux de Voir. "Je me suis vu dans cette chaloupe, explique-t-il, celle sur laquelle ils finissaient par s’enfuir dans le premier livre… Et je suis parti avec eux; j’allais où ils allaient, je les retrouvais chaque jour. J’allais au même rythme qu’eux, qui avaient à survivre en pleine mer, et j’essayais de m’imaginer ce qu’ils feraient, ce qui leur arriverait. En fait, je partais à l’aventure."
Une vie d’écrivain
Mais attention, l’"aventure" de Gilles Tibo est très bien organisée. Rien n’est laissé au hasard dans sa démarche d’écrivain: c’est qu’il faut s’encadrer le mieux possible pour pouvoir laisser toute la place à l’imagination – et ses romans en font grande preuve. Auteur de plus de 100 romans jeunesse (les Noémie, dont le 12e tome sortira à l’automne, les Simon), cet ex-illustrateur a déjà remporté le Prix du Gouverneur général en 1996 pour Noémie, Le Secret de madame Lumbago. Depuis 1996, il écrit à temps plein, et vit de ses droits d’auteur, ce qui est rare pour un écrivain (mais plus plausible quand on est auteur de livres jeunesse).
Ce qui lui permet de se consacrer à des projets très différents les uns des autres. "Depuis que je me suis lancé dans l’écriture à temps plein, dit Gilles Tibo, j’y ai mis toutes mes énergies qui se décuplent au fur et à mesure que j’ai des idées et que je travaille. En fait, je n’attends pas que l’on vienne me chercher, je suis plutôt un "pro-actif"! J’arrive chez les éditeurs avec des projets déjà tout préparés, déjà vivants." Ce qui veut dire, souvent, des manuscrits déjà écrits.
Pour Le Mangeur de pierres, et Les Parfums d’Élisabeth, le défi était différent puisque ses romans s’adressent au grand public. Mais Tibo a écouté ce qui montait en lui, et s’est mis au service de son imagination. "Pour Le Mangeur de pierres, j’étais parti deux mois à la campagne, en juillet et en août. J’ai passé le premier mois en vacances avec ma famille, et le 1er août j’ai commencé à écrire." C’est une rencontre qui a tout déclenché. "J’ai connu un petit garçon qui était autiste, l’enfant d’amis à moi. Et je l’ai observé, j’ai passé du temps avec lui. Je trouvais son monde fascinant. Ses contacts se faisaient par le toucher, à l’instinct. Et cela m’a frappé."
Sens en éveil
Tibo s’intéresse au thème de l’instinct et de la culture; et, bien sûr, à leur opposition, leur complémentarité. "Les enfants sont des êtres d’instinct, dit Tibo qui les connaît bien pour les fréquenter par le biais de lectures publiques, conférences, rencontres dans les salons et bibliothèques. Et je trouve très passionnant de voir comment les enfants sont déjà habités, tout jeunes, par un instinct qui va les caractériser toute leur vie. Ce qui est captivant, c’est de voir ce qu’ils feront de leur nature profonde, d’observer comment ils modèleront cet instinct. Jusqu’où la culture le dompte-t-elle? Que devient l’instinct une fois la culture acquise? Qu’en reste-t-il une fois que l’on devient adulte?"
Le sujet est au coeur des romans Le Mangeur de pierres et des Parfums d’Élisabeth. Gravelin, le personnage central, a tout gardé de son enfance. "En fait, il est beaucoup plus animal qu’humain, confie Tibo. Gravelin fonctionne à l’instinct, il vit dans un monde d’odeurs, d’intuition, il est guidé par ses sens. Quand il est parmi les loups, dans l’une des scènes du livre, il y est beaucoup plus à sa place qu’avec les hommes."
C’est aussi pour cela que les lieux décrits par l’auteur dans le roman ne sont pas nommés. "Le personnage, de toute façon, vit dans son propre monde, en lui-même; il se fout des noms, des dates, des repères habituels. C’est aussi pour cela que je voulais une narration sans dialogue; il ne peut y avoir de dialogue puisqu’il ne parle pas, n’obéit qu’à ses sensations." Mais cela ne l’empêchera pas de communiquer avec Élisabeth, qui trouve le moyen, le regard, le son juste pour entrer en contact avec lui.
L’écrivain a trouvé cette expérience d’écriture très stimulante. "C’était excitant à tous les points de vue: intellectuel, affectif, créatif, et aussi captivant sur le plan de l’inconscient. Car j’écrivais sans savoir ce qui viendrait après, le texte sortait tout seul; c’était à la fois dur et merveilleux, mais souffrant." Car les deux héros, pleins d’espoir dans le premier livre, luttent pour survivre dans Les Parfums d’Élisabeth. La faim, la soif, la cruauté, la violence, la détresse sont au rendez-vous dans cette histoire plus noire que rose. Mais il n’y aura pas de suite au récit, et, contrairement aux livres pour enfants, tout finit plutôt mal pour les deux héros…
Gilles Tibo, déjà occupé ailleurs, prépare actuellement une collection de livres philosophiques, dans lesquels il expliquera aux enfants ce que sont Les Mots, La Musique, et d’autres sujets encore qui font le quotidien de leur petit monde.
Quant à nous, Tibo prépare un autre roman adulte, dont il ne veut encore rien dire. À suivre…
Les Parfums d’élisabeth
de Gilles Tibo
Perdus en mer après leur départ de l’île de Grosse-Main, Gravelin et Élisabeth errent sur l’océan. Elle est partie pour rejoindre la civilisation, lui, pour la fuir, et il reste accroché à cette fille aux effluves familiers, qui le réconfortent. "De temps à autre, complètement épuisé, il se laissait tomber sur le dos et d’endormait au fond de la chaloupe. Quand il se réveillait, tantôt les yeux remplis de la lumière du soleil, tantôt en pleine nuit, dans l’obscurité totale, il cherchait Élisabeth pour lui toucher un genou, une épaule." Les trois quarts du récit se déroulent en pleine mer, où la jeune femme ressent les premières douleurs qui précèdent l’accouchement. L’océan, hostile, se fait alors plus bienveillant et fournit ce qu’il faut (viandes crues des oiseaux et des poissons) à Élisabeth pour survivre à son étrange odyssée.
Ils atteindront enfin le continent, qu’ils espèrent depuis si longtemps. Ils y trouveront à nouveau une nature ennemie et menaçante. La jeune femme s’y libérera pourtant de son fardeau, aidée par son seul courage, et ses réflexes de survie. Autour d’elle et du bébé, Gravelin tente d’éloigner les loups qui veulent s’approcher de l’étrange trio. Sur cette terre, aucune trace de vie humaine, à part celle trouvée dans une maison abandonnée au fond des bois, et envahie par une végétation anarchique. Devront-ils reprendre la mer?
Gilles Tibo, d’un style simple, plein de poésie, développe dans son roman une mythologie de la mer, une symbolique de l’eau qui n’est pas sans rappeler l’univers d’Anne Hébert. Éd. Québec Amérique, 2002, 165 p.