Les livres « thérapeutiques » : Les mots pour le dire
Les récits autobiographiques sont toujours troublants. Surtout lorsqu’ils racontent l’enfance malheureuse, maltraitée, mal-aimée. L’écriture comme thérapie? Pourquoi pas? Si l’auteur fait oeuvre d’écrivain, et si le lecteur peut aussi en tirer quelque chose.
Il faut beaucoup de courage pour révéler les blessures de l’enfance. Il faut un sentiment d’urgence, la certitude que l’écriture peut aider non seulement celui qui écrit, mais aussi celui qui lira; et il faut ultimement, bien sûr, un talent d’écrivain. Car au-delà des questions morales que soulève ce genre de récit (ne devrait-on pas toujours laver notre linge sale en famille?), il y a l’écriture, par où passera, ou ne passera pas, la grâce.
En lisant Grand-père, de Marina Picasso, fille de Paulo Picasso et d’Émilienne Lotte, petite-fille de Pablo Picasso et d’Olga Kokhlova, c’est par l’écriture qu’on est tout de suite séduit. Par la grâce et la pudeur du style, par les images fortes, troublantes, que l’auteure nous présente avec délicatesse. "On ne s’évade pas de Picasso, écrit-elle en ouverture de son récit. Je le sais. Je n’y suis jamais parvenue mais, à l’instant où tout a basculé, je l’ignorais encore."
Écrit près de 30 ans après la mort du célèbre peintre, Grand-père raconte comment Marina, sa petite-fille, percevait cet homme que tous adulaient, ce monstre sacré pour qui rien ne comptait que son oeuvre, ce père qui ne voyait pas que son fils unique, sa belle-fille et ses petits-enfants vivaient dans une quasi-déchéance, qui donnait de son temps ou de son affection au compte-gouttes, que l’on ne pouvait visiter qu’à ses risques et périls, car si "le maître" travaillait, il ne pouvait pas vous recevoir, vous deviez simplement rebrousser chemin, d’aussi loin que vous veniez.
"Mon propos n’est pas de dire du mal de Picasso, nous rassure Marina. Mon propos est de tenter d’expliquer le long chemin de croix qu’il m’a fallu gravir pour tenter de réhabiliter l’image d’un homme incapable d’aimer", mais vénéré par tous ceux qui l’entouraient. "Tout était sa faute, se rappelle-t-elle, la déchéance de mon père, les excès de ma mère, le déclin de ma grand-mère Olga, la dépression et la mort de mon frère Pablito." Aujourd’hui, et c’est pourquoi, dit-elle, elle a écrit ce livre, Marina Picasso a compris quelque chose. Quelque chose qu’on ne vous révélera pas, pour vous laisser le plaisir de le lire, mais qui pose sur Picasso un autre éclairage, nous le fait voir comme un être humain, sans condamnation ni jugement.
Dire n’est pas écrire
Si la petite-fille de Picasso a attendu près de 30 ans après la mort de son grand-père avant d’écrire son récit, la fille de J.D. Salinger, auteur du mythique Catcher in the Rye, n’a pas eu cette patience, ou cette sagesse. Son récit paraît donc du vivant du vieil homme (il a aujourd’hui plus de 80 ans) qui vit en ermite depuis les années 60, qui a toujours férocement préservé son intimité, refusé toute entrevue, toute publicité, toute apparition dans les médias.
Dans ce contexte, la publication de L’Attrape-rêves prend des allures de sacrilège. C’est comme si, aujourd’hui, paraissait au Québec un récit écrit par la fille de Réjean Ducharme (s’il en avait une), et que ce livre nous présentait son père comme un monstre d’égoïsme. On n’accepte pas si facilement de voir détruire ses idoles.
Paru en 2000 aux États-Unis, L’Attrape-rêves a d’ailleurs été très mal reçu. Les journalistes ont tôt fait de classer le livre dans la catégorie des "tell-all books". Pourtant, Margaret Salinger se défend bien de vouloir faire oeuvre de vengeance. "Ceux qui ont parlé de vengeance n’ont pas compris, affirme-t-elle dans une entrevue parue dans Libération, cela n’a jamais été mon intention. Ce n’était pas une thérapie non plus, j’ai eu ma dose de séances sur le divan. Il y avait le besoin de comprendre quelqu’un qui restait un mystère. Le besoin de rassembler les pièces du puzzle." Or, le mystère, à part quelques révélations "choquantes" qui semblent davantage tenir de la légende urbaine, reste entier. Et le puzzle, inachevé.
L’Attrape-rêves raconte l’enfance de Margaret Salinger "dans un monde pratiquement désert", à Cornish, dans le New Hampshire, auprès d’un père adoré mais imprévisible, possessif, manipulateur, égoïste à l’extrême, pour qui l’oeuvre seule comptait; et d’une mère dépressive avec qui il se chamaillait sans arrêt. "Pour un homme à ce point soucieux de son intimité, écrit-elle, qu’il s’agisse de sa vie privée ou de son travail, il avait moins que quiconque le sens de ce qu’il convient ou ne convient pas de dire devant des enfants. Derrière son rideau de vertu, se cache une table qui ne peut accueillir qu’un seul convive. (sic)"
Sans doute pour donner poids et crédibilité à son récit, l’auteure appelle sa mère et sa tante (la soeur de J.D.) à la rescousse. Leurs propos, plaqués de travers sur les siens, semblent choisis dans le seul but de noircir encore davantage le tableau. Ce qu’on retient de tout cela, c’est qu’au-delà du caractère incontestablement douteux de l’entreprise (n’aurait-elle pas pu attendre la mort de son père avant d’entreprendre la destruction de sa légende?) et du parfum de vengeance qui émane de ces pages, L’Attrape-rêves est un livre mal écrit (et l’on n’accusera pas la traduction: pas moins de trois traducteurs ont planché sur ce texte…), mal construit, répétitif et brouillon.
Récit de la vie ordinaire
Contrairement à Marina Picasso et à Margaret Salinger, Renée Guillaume est née de parents ni riches ni célèbres: un homme et une femme tout ce qu’il y a de plus ordinaires, en apparence du moins – deux petits enseignants de province dont elle était la fille unique. Quand, une fois devenue adulte, enseignante à son tour, mariée à un professeur, elle se rend compte que son petit garçon est atteint d’une forme très sévère d’autisme, la jeune mère se voit obligée de se confronter à sa propre enfance passée dans l’étau d’un père tyrannique et cruel (qui n’est pas sans rappeler celui que la romancière québécoise Claire Martin fait revivre dans Dans un gant de fer, véritable classique du genre) et d’une mère au silence coupable. Avec Un silence assourdissant, Renée Guillaume, aujourd’hui traductrice, raconte une histoire terriblement troublante, touchante et triste. Elle le fait avec pudeur et délicatesse, et avec la sagesse, encore une fois, que donne le recul du temps.
- Grand-père, par Marina Picasso, Éd. Denoël, 2001, 222 p.
- L’Attrape-rêves, par Margaret Salinger, Éd. Nil, 2002, 503 p.
- Un silence assourdissant, par Renée Guillaume, Éd. Albin Michel, 2002, 232 p.