Assia Djebar : Le devoir du romancier
Avec son nouveau roman, La Femme sans sépulture, Assia Djebar rend hommage à une héroïne "à demi effacée" de la guerre d’indépendance d’Algérie.
Universitaire, cinéaste, écrivaine primée, Assia Djebar est de ces phares qui éclairent la lutte des femmes. La récipiendaire d’un doctorat honoris causa de l’Université Concordia – raison de son voyage éclair à Montréal, la semaine dernière – constate que de plus en plus de femmes prennent la plume dans son Algérie natale. Elle-même, qui a publié un premier livre en 1957, La Soif, est reconnue comme l’une des premières romancières du Maghreb.
Son nouveau roman, La Femme sans sépulture, rend hommage à une femme qui fut une pionnière à sa façon: Zoulikha, héroïne "à demi effacée" de la guerre d’indépendance. Tragique ironie: amorcé en 1981, puis abandonné, ce portrait d’une femme disparue en 1959, après son arrestation par l’armée française, fut achevé dans le nouvel appartement new-yorkais de la prof de littérature francophone. Près de tous ces corps sans nom ensevelis sous les ruines des tours jumelles. D’où le titre du roman… Assia Djebar y travaillait fébrilement le jour maudit. "C’était bizarre. Suis-je dans l’imaginaire, suis-je dans la vie réelle?" se demandait-elle.
L’auteure de Femmes d’Alger dans leur appartement (fameux recueil réédité avec une nouvelle inédite) fait plus qu’offrir un mausolée littéraire à Zoulikha, où rendre enfin hommage à sa mémoire; elle redonne vie à cette femme vibrante, amoureuse et battante, dessinée au milieu d’un concert de voix féminines. Un beau roman lyrique en forme de mosaïque, où la disparue elle-même, ses filles et celles qu’elle hante encore convoquent son souvenir. "C’est comme si Zoulikha tirait les autres femmes, qui sont traditionnelles, qui sont des bourgeoises, comme si elle les obligeait à s’impliquer, malgré la peur."
Hommage au courage des Algériennes, La Femme sans sépulture est aussi pour Djebar une façon d’écrire sur sa ville d’enfance, Césarée – où Zoulikha était une voisine de son père. L’auteure – qui avait déjà dédié un film à la combattante – s’y projette discrètement dans la peau d’une journaliste enquêtant sur la vie de la disparue. Une oeuvre de mémoire, contre l’oubli dont la "bonne société" de Césarée a recouvert son héroïne.
"C’est aussi une sorte de protestation à l’effet que tout un travail devrait être fait par des historiens – et non pas par les romanciers. Le romancier a le devoir simplement de remettre la vie dans les fantômes, de redonner la proximité dans les petits détails. Au fond, j’ai eu l’impression de m’être acquittée d’une dette affective."
Cette femme de 40 ans, qui quitte tout, dont deux jeunes enfants, pour s’engager et monter au maquis, ne correspond à l’image habituelle des combattantes de la guerre d’Algérie, qu’on imagine jeunes. Pour Assia Djebar, l’écriture de ce roman relève peut-être aussi d’un "souci de la mémoire des femmes", la société traditionnelle ne conservant pas par écrit leur histoire. À travers Zoulikha, elle montre que les Algériennes qui luttent contre l’oppression aujourd’hui ne sont pas issues de la génération spontanée…
"Les femmes sont vraiment au centre du drame qui secoue mon pays depuis 10 ans: au centre à la fois des menaces et de la résistance. Donc, je pense qu’il faut aussi s’acquitter là d’une sorte de vérité en amont, pour faire comprendre que ces femmes ne sont pas arrivées comme ça, subitement. En tournant mes films, j’ai rencontré des femmes de toutes sortes qui ont participé de façon incroyablement forte (à la guerre d’indépendance)."
Ce personnage illustre aussi la diversité de la société algérienne. "Durant ses deux premiers mariages, Zoulikha sort dans la rue librement, comme une Française. Mais au troisième, parce qu’elle arrive dans une ville où les traditions sont très fortes, ça ne la dérange pas, puisqu’elle aime son mari, de se voiler. Le voile prend alors un sens qui n’est pas le schéma qu’on lui donne ici, comme s’il y avait des vérités totales. La réalité est toujours nuancée."
Et la sanglante actualité des massacres en Algérie tend à occulter un peu l’évolution intérieure d’un pays plus complexe qu’il n’y paraît. "S’il y a la violence, c’est parce que c’est le pays dans le monde arabe où les femmes se sont le plus développées intellectuellement. Depuis 1962, c’est le pays où les femmes ont obtenu le plus de choses, grâce à l’école (25 % du budget de l’Algérie est consacré à l’éducation). Il y a des choses qui se normalisent, une modernisation de la famille qui se fait, et à côté de ça, il y a des choses vraiment régressives, un code de la famille épouvantable, si bien que beaucoup d’étudiantes ne veulent pas se marier. Alors que l’islam protège la femme dans ses droits, brusquement, ils sortent un code de la femme complètement réactionnaire. Sur les 150 000 morts, il faudra faire un jour le compte des jeunes filles qui ont été tuées simplement parce qu’elles ne voulaient pas porter le tchador…"
Assia Djebar déplore le simplisme qui gouverne notre image de l’Autre. "Le grand défaut actuellement, c’est que les problèmes de mutation en profondeur ne peuvent pas passer dans les médias visuels. Il y a une manipulation des images par leur répétition. Petit à petit, les gens des deux côtés développent des mémoires à courte vue, sur 10 ou 20 ans. Les images ont une force de présence, mais aussi de schématisation. Sous prétexte de ce qu’ils appellent la globalisation, on est revenus à une ignorance qui, à mes yeux, est aussi grande que celle de la période coloniale…"
La Femme sans sépulture
d’Assia Djebar
Albin Michel, 2002, 220 p.