Blaise Cendrars : La virée
Blaise Cendrars est de ces rares écrivains dont on referme les livres en se disant qu’on vient de se faire des amis pour la vie. On en tourne les pages comme on s’offre des tournées entre copains. Cendrars, c’est mieux qu’un romancier et un poète: c’est un pote.
Cendrars est né en Suisse en 1887; il s’appelait alors Frédéric-Louis Sauser. Fils de riches, il voyage: en Russie, en Chine. Il commence à signer Cendrars en 1912, alors qu’il est de passage à New York. Il en ramène un premier poème, Les Pâques à New York: "la foule des pauvres gens […] / Est ici, parquée, tassée, comme du bétail, dans les hospices. // D’immenses bateaux noirs viennent des horizons / Et les débarquent, pêle-mêle sur les pontons. // Il y a des Italiens, des Grecs, des Espagnols, / Des Russes, des Bulgares, des Persans, des Mongols. / Ce sont des bêtes de cirque qui sautent les méridiens. / On leur jette un morceau de viande noire, comme à des chiens. // C’est leur bonheur à eux que cette sale pitance."
Puis, à Paris, Cendrars devient l’ami d’Apollinaire et abandonne la rimaille. En 14, c’est la guerre: il est soldat; en 1915, il est amputé de la main droite; il écrira désormais de la gauche, et il ne fera plus que ça! Il s’essaie à faire du cinéma; il passera le reste de sa vie à bourlinguer: au Brésil de préférence, en Argentine aussi, au Chili, en Californie. Le journalisme paie ses frais de séjour; il en ramène des poèmes, des personnages de romans et un constat: "La vie que j’ai menée / M’empêche de me suicider". Il meurt à Paris, en 1961.
L’ancienne édition de ses Ouvres complètes, publiée chez Denoël dans les années 60, comptait huit gros volumes. Le même éditeur les remet maintenant à jour, en accompagnant les textes de préfaces et notes forts éclairantes. Sous le titre de Tout autour d’aujourd’hui, c’est une douzaine de bouquins qui, au fil des prochaines années, s’ajouteront aux trois premiers qui viennent de paraître.
Les Poésies complètes sont la grande porte d’entrée de l’oeuvre de Cendrars. Chacune de ces pages clame l’actualité du bonhomme. Son oeuvre se conjugue à l’aujourd’hui, à ce qu’il y a, note le préfacier de ce volume, "de toujours nouveau, d’imprévu et d’éphémère" dans le présent.
Cendrars, c’est déjà du jazz: le grand-père de la beat generation. Trente ans avant que Kerouac n’écrive, dans Sur la route, qu’il "souhait[ait] être un nègre, […] de pouvoir échanger tous les mondes contre le bonheur, la pureté de coeur, la nature extatique des nègres d’Amérique", Cendrars affirmait déjà, en 1924: "Non / Jamais plus / Je ne foutrai les pieds dans un beuglant colonial / Je voudrais être ce pauvre nègre je voudrais être ce pauvre nègre qui reste à la porte / Car les belles négresses seraient mes soeurs / Et non pas / Et non pas / Ces sales vaches françaises espagnoles serbes allemandes qui meublent les loisirs des fonctionnaires cafardeux en mal d’un Paris de garnison et qui ne savent pas comment tuer le temps / Je voudrais être ce pauvre nègre et perdre mon temps".
L’Or, suivi de Rhum et de L’Argent, nous plonge dans les récits que Cendrars a consacrés à ce qu’il a appelé des "raté[s] de génie", des personnages qui cherchaient la fortune, mais qui ont trouvé mieux: l’aventure! Et Hollywood, La Mecque du cinéma, suivi de L’ABC du cinéma et d’Une nuit dans la forêt, rassemble ses écrits sur le cinéma. On y retrouve ce qui est sans doute la description la plus exacte qui se puisse faire d’une grande ville d’Amérique: "Des rues. Des rues. Des rues. Des rues." De même qu’une définition de l’écriture qui définit l’esprit même de l’entreprise de Cendrars: "plus un "papier" est vrai, plus il doit paraître imaginaire. À force de coller aux choses, il doit déteindre sur elles et non pas les décalquer. Et c’est encore pourquoi l’écriture n’est ni un mensonge, ni un songe, mais la réalité, et peut-être tout ce que nous pourrons jamais connaître de réel."
L’oeuvre de Blaise Cendrars figure tout simplement parmi ce que le XXe siècle a fait de plus sympathique. Ses livres nous embarquent de la même façon qu’on suit un vieux copain qui nous invite à une virée dont on se relèvera la tête pleine d’odeurs de femmes et de fumée – éreinté, peut-être, mais heureux.
Tout autour d’aujourd’hui
Nouvelle édition des oeuvres de Blaise Cendrars
1. Poésies complètes avec 41 poèmes inédits
2. L’Or, suivi de Rhum et de L’Argent
3. Hollywood, La Mecque du cinéma, suivi de L’ABC du cinéma et d’Une nuit dans la forêt
par Blaise Cendrars
Éditions Denoël
2001, 429, 357, 233 pages