La Fête au bouc : L'ange cornu
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La Fête au bouc : L’ange cornu

Vingt-cinquième titre du grand écrivain hispano-péruvien, La Fête au bouc met en scène un épisode sanglant de l’histoire de la République dominicaine. Un roman terrible pour lequel l’auteur de La Tante Julia et le Scribouillard a remporté le prix Nabokov du PEN American Centre. Du grand  art.

Il faut beaucoup de temps devant soi; une belle grande plage de temps, de quoi s’étendre de tout son long, pour traverser ce roman au long cours qui fait ses 600 pages bien pesées. Il faut aussi du nerf, pour supporter la violence et la brutalité que cette écriture met en scène, beaucoup de sang-froid, pour survivre à cette fête macabre, cette histoire sombre comme la gueule du loup. Il est préférable (mais pas nécessaire) d’avoir une petite idée de l’histoire de l’île d’Hispaniola au XXe siècle, de Saint-Domingue la belle, écrasée, de 1930 à 1961, par la dictature de Trujillo, pendant qu’à l’est un certain Duvalier tenait Haïti sous sa botte. Pas essentiel, non plus, d’avoir lu d’autres romans ou essais de Mario Vargas Llosa, cet auteur péruvien naturalisé espagnol, et à qui l’on doit, entre autres, La Tante Julia et le Scribouillard (1980) et Un barbare chez les civilisés (1998). Mais il n’est pas inutile de savoir que dès Conversations à "La Cathédrale" (1975), l’homme avait commencé à creuser le thème, omniprésent dans la vie et la littérature latino-américaine, de la dictature (dans le cas de Conversations à "La Cathédrale", celle du général péruvien Manuel Odria), en se plaçant du côté de ses victimes, et que 25 ans plus tard, il élargit l’écran pour nous projeter dans les coulisses du pouvoir, allant même jusqu’à nous faire pénétrer dans l’intimité, la maison, les bureaux du tyran, le Généralissime, le Bienfaiteur, le Chef, le Père de la nouvelle Patrie, Rafael Leónidas Trujillo.

Quand s’ouvre La Fête au bouc, nous sommes en 1996. Celle aux côtés de qui nous nous rendons en République dominicaine a fui Saint-Domingue juste avant l’assassinat de son dictateur, en 1961, quelque 35 ans auparavant. Urania Cabral a aujourd’hui 49 ans. Elle en avait à peine 14 quand elle s’est enfuie aux États-Unis, où elle vit depuis. L’âge où le monde commence à se révéler tel qu’il est. L’âge où elle a commencé à se douter, "pour la première fois, qu’en République dominicaine tout n’était peut-être pas aussi parfait que le disait tout le monde, en particulier le sénateur Cabral", son papa adoré. Urania est revenue, après toutes ces années sans donner de nouvelles, au chevet de son père terrassé par un accident cérébral. Son père déchu, qui vit dans la quasi-misère, après avoir connu le faste des années de pouvoir. Et pendant qu’elle se rappelle son enfance, en paroles, Vargas Llosa filme les images. La terreur que le tyran fait régner, de la seule force de son regard perçant. La veulerie, la lâcheté de toute sa cour, de ses bras droits disposés à prêter leur femme ou même leur fille à Trujillo pour rester dans ses bonnes grâces, aux Américains qui s’en sont fait un allié dans leur lutte contre le communisme. Entre ces allers-retours dans le temps, une scène qui apparaît, en pointillé: une poignée d’hommes embusqués, qui attendent le passage de la voiture de Trujillo, dans la nuit du 30 mai 1961, pour l’assassiner.

Ouvre polyphonique dont la construction tient du grand art, La Fête au bouc est un roman dénonciateur, engagé, mais aussi profondément humain. L’un de ces romans "politiques" dont nous avons, ici, si peu l’habitude. À ceux que le genre rebuterait, on pourrait donner à méditer cet extrait d’une entrevue (passionnante) que Vargas Llosa donnait au Point (numéro du 31 mai 2002). Au journaliste qui lui demandait pourquoi il semblait fasciné à ce point par la politique, l’auteur répondait: "Cette fascination, dans un pays comme le mien, est inévitable. Quand une société a évolué vers des formes très civilisées, des démocraties, on a le privilège de pouvoir se désintéresser de la politique. (…) Dans une démocratie, on peut dire que la politique est pour les politiciens, que c’est quelque chose de méprisable, qui nous ennuie. Mais dans un pays où la politique est faite par des gangsters, par des criminels, où la politique est tout, parce que (…) votre survie dépend vraiment des décisions politiques, alors la politique, c’est l’air que vous respirez, et il n’y a pas moyen de s’en débarrasser."

La Fête au bouc
Par Mario Vargas Llosa
Traduit de l’espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan
Gallimard "Du monde entier", 604 pages

La Fête au bouc
La Fête au bouc
Mario Vargas Llosa