Séries BD : Invitations au voyage
L’été est la saison idéale pour découvrir ou redécouvrir de longues séries de bandes dessinées. Nous vous en proposons deux, fort différentes, parmi celles comptant un épisode récemment paru.
Dans un Londres sordide de la fin du 19e siècle, où débutent les crimes de Jack l’Éventreur, Peter, un petit garçon courageux maltraité par sa mère, trouve un exutoire à ses souffrances dans les histoires qu’il invente pour ses amis de l’orphelinat. Un jour survient une fée muette qu’il baptise Clochette et qui lui donne le pouvoir de s’envoler vers une île mystérieuse, située hors du temps et peuplée de créatures fantastiques générées par l’imagination des hommes mais oubliées par eux. Ce lieu, où sirènes, elfes, centaures et satyres vivent dans l’harmonie, voit son équilibre menacé par l’arrivée de pirates attirés par le trésor supposé de l’île. Peter, d’abord tenté par cette vocation et s’étant présenté à l’équipage et à son capitaine, est finalement adopté par les habitants de l’île qui le choisissent pour chef.
Régis Loisel a attendu cinq ans avant de nous donner le cinquième volume de Peter Pan, poursuivant sa brillante adaptation de l’oeuvre de James Matthew Barrie, fort différente de celle, plus sage, du film d’animation de Walt Disney, qui l’avait popularisée. On se souvient que dans le quatrième tome, intitulé Mains rouges, Peter échouait dans sa tentative de sauver la vie au satyre Pan, abattu par le capitaine des pirates. En signe de fraternité, on le voyait, dans une scène bouleversante, manger les cendres de son ami, puis accoler dorénavant son nom au sien. Crochet, annoncé comme l’avant-dernier tome de la série, poursuit la transformation de Peter qui adopte les attributs de Pan, copiant sa coiffure et jouant de sa flûte. Il met également en scène le capitaine à qui Peter avait tranché la main pour se venger du meurtre de son ami, et cherchant à son tour la vengeance.
Dessinateur d’une autre série, best-seller des années 80, La Quête de l’oiseau du temps (scénarisée par Serge Le Tendre), Régis Loisel nous livre ici une oeuvre plus personnelle. Créateur cette fois tant des textes que des dessins et des couleurs, il confère à l’histoire de Peter Pan une dimension sensuelle, et parfois cruelle, qui fait qu’elle s’adresse tant aux adultes qu’aux enfants. Malgré un manichéisme évident entre bons et méchants, entre froideur citadine et luxuriance tropicale, entre pureté enfantine et pourriture du monde adulte, typique à l’univers du conte, on découvre dans cette bande dessinée une intéressante utilisation du merveilleux, reconstruisant et mélangeant les stéréotypes. À lire pour le plaisir et la surprise de découvrir un imaginaire qu’on croyait connu.
Incursion dans le monde obscur
Avec ses 14 volumes parus depuis 1983, la série Les Cités obscures, scénarisée par Benoît Peeters et illustrée par François Schuiten, demeure une des plus fascinantes et des plus atypiques de l’histoire de la bande dessinée. Interrogeant les liens étroits qui existent entre la politique et l’urbanisme, chaque album du duo belge est consacré à une ville imaginaire différente, existant dans un univers parallèle au nôtre, univers utopique devenant de plus en plus cohérent au fil des albums.
L’action de La Frontière invisible se déroule dans le grand dôme du Centre de cartographie de la Sodrovnie, un État menacé par le totalitarisme. Le héros et narrateur, Roland de Cremer, est un jeune cartographe récemment installé au dôme, témoin des luttes intestines du Centre, partagé entre deux clans. D’un côté, les tenants de l’approche géographique, qui consiste à observer, à analyser et à interpréter les lieux, à développer le sens du paysage et l’attention aux détails, école représentée par Monsieur Paul qui devient une sorte de mentor pour le héros. De l’autre, les néotechnologues, représentés par l’ambitieux Ismaïl Djunov, dont les équipements ultrasophistiqués révolutionnent la science, au nom d’une soi-disant objectivité, mais dont on apprend qu’ils servent également un projet du gouvernement: exploiter les connaissances cartographiques dans un but politique et militaire, afin de refaire l’histoire de la Grande Sodrovnie.
La Frontière invisible n’est pas le meilleur album de la série de Schuiten et Peeters, mais il contient une de ses grandes qualités, soit la cohabitation harmonieuse du prosaïsme et du fantastique. C’est ainsi que, parallèlement à l’intrigue politique fort crédible, symbolisant les totalitarismes du 20e siècle, le jeune Roland fait face au mystère que représente la carte tracée sur le corps de la belle Shkodra, une prostituée du dôme dont il tombe amoureux. De même, le graphisme précis et élégant de Schuiten est marqué d’un côté par un réalisme extrême, par exemple dans l’exécution des personnages, et, de l’autre, par la démesure des constructions architecturales, qui tendent parfois à éclipser le reste. À lire pour la beauté et l’inventivité de cet univers unique en son genre.
Crochet (Peter Pan, tome 5)
de Régis Loisel
Vents d’Ouest, 2002, 54 p.
La Frontière invisible (Les Cités obscures)
de Schuiten et Peeters
Casterman, 2002, 64 p.