Teen Spirit : De père en fille
Un large public a entendu parler d’elle à cause de son film à scandale, Baise-moi. Mais VIRGINIE DESPENTES est avant tout écrivaine, et son roman Teen Spirit confirme son talent littéraire.
Après les romans provocateurs qu’étaient Baise-moi et Les Chiennes savantes (et même Les Jolies Choses), qu’allait nous réserver Virginie Despentes? Elle amorce en tout cas un virage romanesque bienvenu. Si l’on retrouve le même monde désespéré et "glauque" – pour employer un terme cher aux héros de Teen Spirit –, que dans ses livres précédents, Despentes avance enfin sur d’autres chemins.
Délaissant l’univers triste et noir du sex, drugs and rock’n’roll, l’auteure aborde dans cet ouvrage des thèmes plus universels, comme ceux du passage de l’enfance à l’adolescence, et ceux, plus surprenants sous sa plume, de la parentalité.
Bruno est dans la trentaine, et il végète en attendant d’écrire son roman, celui qui le fera découvrir et enfin exister. Il vit aux crochets de Catherine, qui le supporte de moins en moins. Claustrophobe, Bruno ne sort pas de chez lui, s’enfile joint sur joint et se gave de calmants. Bref, la maladie et le talent sont pour lui de belles excuses pour ne rien faire de ses 10 doigts.
Le jour où Alice, l’une de ses ex, le rappelle, 13 ans après leur dernière rencontre, son monde va basculer. Elle veut le revoir d’urgence. Premier choc: il doit sortir de chez lui et affronter le monde. Comme on pouvait s’y attendre, c’est une angoisse de pacotille qui le tenaille. "Je suis ressorti, plusieurs fois. Au tabac, à l’épicerie. Ça ne m’a rien fait de bizarre, pareil que si j’étais sorti tous les jours de l’année écoulée. C’était décevant. Rien n’avait changé et je ne me faisais pas du tout l’effet escompté d’un Robinson Crusoë se réadaptant péniblement."
La vie de famille
Mais la seconde surprise est de taille. Bruno apprend qu’il est le père d’une fille, Nancy, et qu’elle est en pleine crise d’adolescence. Après une longue hésitation (le déni, le refus, la beuverie, et puis le réveil bien obligé), le père accepte un rendez-vous avec "sa" fille au restaurant. La rencontre est étrange pour tous les deux. Bruno craint de ne pas être à la hauteur, et réalise tout d’un coup que son statut social prend une certaine importance. "J’avais peur qu’elle s’ennuie, qu’elle soit déçue, qu’elle me trouve nul. Je forçais un peu sur le sympathique. Je cherchais toujours quelque chose à lui dire." Mais être sans le sou, se déplacer en métro n’empêche personne d’avoir du tempérament, et Bruno n’en manque pas. C’est d’ailleurs ce qui liera le père et la fille, car tous deux se reconnaîtront dans l’autre.
Despentes trace de beaux portraits dans Teen Spirit, où l’adulte sent son adolescence proche (en fait, il réalise qu’il n’en est jamais sorti) et où l’adolescente affiche une maturité incontestable. Chacun, évidemment, apprendra de l’autre.
Chez Despentes, l’imagination de la langue parlée est à l’avant-plan, et donne lieu à de savoureuses expressions ("C’était le genre de fille, tous les mecs du bahut rêvaient de lui frétiller dessus"). La langue du roman (comme celle de ses précédents titres) est aussi toujours aussi verte. Mais elle peut parfois agacer par l’emploi très franco-français d’expressions anglaises ou encore celui du langage "branché" qui couvre les pages de Teen Spirit. On peut aussi se lasser d’une certaine grossièreté gratuite, devenue maniérisme, qui n’ajoute rien aux situations ni aux personnages. Un équilibre qui reste à trouver pour Despentes.
Celle-ci sait toutefois raconter une histoire et rendre attachants des personnages qui, au départ, avaient tout pour déplaire. Plus que tout, on sent que l’auteure ne se complaît pas dans un genre, et qu’elle ose prendre des risques. Cela ne fait pas nécessairement de Teen Spirit un grand roman, mais témoigne d’une démarche qui laisse présager le meilleur.
Teen Spirit
de Virginie Despentes
Éd. Grasset, 2002, 221 p.