Lettres gelées : Noeuds et dénouements
La Québécoise HÉLÈNE LE BEAU publie un troisième livre après quelques années de silence. Avec Lettres gelées, elle signe un roman sur le thème de l’exil et de la solitude.
Hélène Le Beau
s’est fait connaître avec La Chute du corps (1992) et Adieu Agnès (1994), romans qui avaient suscité un vif intérêt parmi la critique québécoise. C’est avec une histoire d’exil, elle qui s’est d’ailleurs expatriée à Paris il y a quelques années, que Le Beau nous revient.
Lettres gelées est un étrange récit, que rapporte une femme, Anna Potocki, après avoir trouvé dans la rue enneigée un sac plein de lettres croupissant au milieu d’ordures ménagères. "Des tas de lettres mouillées, sales, avec le liseré rouge et bleu du courrier aérien. Elles sont adressées à un certain Nabil Suleiman. Les noms et adresses sont calligraphiés en arabe."
Comment peut-on jeter 158 lettres qui sont traces d’une vie, histoires personnelles, liens précieux avec son passé? C’est ce que se demande la narratrice en cueillant cet étrange bouquet dont émanent des parfums de chagrin et de mystère. Elle laisse tomber son travail (elle est peintre) et se livre à son obsession: l’enquête commence lorsqu’elle décide de classer les lettres, de les lire (en se faisant aider par un certain N.), d’interroger le voisinage. Connaissent-ils cet homme, Kurde d’origine, qui a habité pendant six ans l’appartement numéro 610 de cet immeuble pourri? Était-il venu chercher refuge ici? Pour répondre à ses questions, Anna Potocki écrit à Hind, la nièce de Suleiman, femme qu’elle découvre à travers la correspondance de son voisin disparu.
Tout s’entremêle dans ce roman, où les lettres découvertes passent en second, puisque la narratrice nous donne à lire la sienne propre. "Chère Hind, je ne peux pas imaginer que l’on se soit débarrassé, comme ça, un petit matin d’hiver, de tout un passé. (…) Votre oncle n’a pas pu faire une chose pareille. Nabil Suleiman n’a pas pu délibérément jeter toutes ces lettres (…). Surtout pas la dernière qu’il a reçue de vous le 27 décembre."
Contrairement au roman épistolaire, il n’y a personne ici qui réponde à la narratrice. Personne qui puisse (comme dans 84 Charing Cross Road, par exemple) apprendre au lecteur ce qui se passe de l’autre côté. La narratrice de Lettres gelées échafaude ses hypothèses, invente ses versions de la vie de Suleiman, mais rien n’indique dans le roman que cette lettre trouvera un destinataire.
Ou plutôt, l’on comprend qu’Anna écrit pour pouvoir se raconter sa propre vie: une introspection qu’aurait déclenchée la découverte des lettres. On apprend donc que cette femme de 50 ans, aux courts cheveux blancs, est fille d’une mère russe, qui gagnait sa vie en faisant des ménages avant de venir s’exiler au Québec. C’est à la suite d’un viol par un de ses patrons qu’elle est venue en Amérique pour élever sa petite fille.
Petit à petit, on comprend aussi que cette Anna s’est construit une bulle, où elle vit en équilibre entre le besoin de créer (elle a fait les Beaux-Arts), d’inventer, et la sécurité fragile du quotidien que lui assurent ses amis, son chien, et ce fameux N.
Le roman d’Hélène Le Beau est intrigant, original, et correctement écrit. On entre dans l’histoire malgré l’incertitude du récit dont on ne sait s’il racontera la vie d’Anna, ou de Nabil Suleiman, ou encore de Hind. Bien que la vision d’Anna se précise au cours du roman (et que la fin soit habilement racontée), la confusion ressentie au début ne se dissipe pas suffisamment. On aurait aimé un peu plus de transparence pour mieux comprendre le destin des personnages auxquels on s’était attaché.
Lettres gelées
Éd. Plon, 2002, 184 p.