L'Ami du défunt : La mort en sursis
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L’Ami du défunt : La mort en sursis

Les romans d’ANDREÏ KOURKOV nous donnent un aperçu de la vie d’aujourd’hui en ex-URSS. Plongée dans un monde où le cynisme fait loi.

De tous les citoyens de l’ex-URSS, les écrivains sont peut-être ceux qui trouvent le plus leur compte dans la dissolution de l’empire soviétique – criminels exceptés, bien sûr… En plus de la liberté retrouvée, les auteurs semblent pouvoir puiser dans la nouvelle condition chaotique de leurs pays une abondante matière romanesque…

Mieux vaut en rire, paraît se dire Andreï Kourkov, un écrivain russe établi à Kiev, la capitale de l’Ukraine. Sous sa plume, la nouvelle république se transforme en un étrange repaire de tueurs à gages, de trafiquants de drogue ou d’armes, de mafieux et de magouilleurs en tous genres, où règnent la violence et la corruption. L’absurde est devenu la norme dans cette société de "pragmatiques forcenés", où chacun se débrouille comme il peut pour survivre.

Subissant les événements davantage qu’ils ne les provoquent, les héros aux vies mornes et plutôt désoeuvrées de Kourkov sont généralement entraînés dans une série de péripéties violentes et absurdes, mais racontées sur un ton réaliste, si bien qu’on n’y distingue plus très bien la frontière du normal et de l’anormal.

Né en 1961, cet écrivain polyglotte qui vit entre l’Angleterre et l’Ukraine est connu pour ses romans où un animal tient lieu de métaphore: Le Caméléon, rocambolesque traversée de l’ex-empire sur le thème des nationalismes, et surtout Le Pingouin, l’oeuvre qui l’a fait connaître à l’étranger, où l’oiseau esseulé symbolise la nouvelle détresse de cet "animal collectif" qu’est l’ex-citoyen soviétique. Dans le bestiaire romanesque d’Andreï Kourkov, il y aurait aussi un rat et un perroquet, peut-être à venir…

Publié originellement en 1996, L’Ami du défunt fait exception, étant exempt de bêtes. Sans emploi, vivant comme un étranger avec sa femme qu’il n’aime plus et qui le trompe en retour, Tolia est bien décidé à en finir avec son existence sans but. Afin de la clore en beauté, il imagine d’avoir recours à un tueur professionnel, une catégorie de travailleurs apparemment florissante désormais: "La perspective de devenir la cible d’un meurtre commandité avait de quoi me flatter. Je me figurais la perplexité de mes amis."

Sous le couvert de se débarrasser de l’amant de sa femme, Tolia s’ouvre de son problème à un ami barman, qui lui recommande aussitôt un de ses copains. Une relation plutôt, car "l’amitié, ça n’existe plus. De nos jours, les gens ne sont pas amis, ils ont des relations d’affaires". Bien sûr, le futur cadavre découvre entre-temps qu’il ne veut plus mourir, d’autant qu’il a rencontré une charmante jeune prostituée. Le voilà donc forcé d’engager un second "killer" pour le protéger du premier…

Porté à l’écran il y a quelques années, L’Ami du défunt montre une imagination moins fertile que Le Pingouin ou Le Caméléon. La prémisse de l’intrigue rappelle par exemple l’argument de J’ai engagé un tueur d’Aki Kaurismäki, ou même des Tribulations d’un Chinois en Chine, jouissif vieux film de Philippe de Broca. Mais, écrit dans une langue simple, ce bref récit qui s’avale cul sec maintient un climat d’absurde tranquillité, feutré. La matière principale du roman est l’attente. Attendre la mort, attendre dans la peur que se manifeste l’assassin appréhendé, attendre le coup de téléphone de Léna, la fille de joie.

La solitude passive de Tolia est ponctuée par les considérations sur le temps hivernal. Par exemple, ce passage qui témoigne peut-être, à sa manière pince-sans-rire, d’une situation d’où toute idéologie et même tout idéal sont absents. "Octobre se prolongeait. Mon mois le plus honni. La révolution bolchevique n’était pas en cause. Je détestais l’humidité."

Sur le mode mineur, L’Ami du défunt dresse le portrait d’une société amorale, où l’argent joue un rôle de premier plan, où l’on accepte les contrats les plus divers sans trop d’états d’âme, où la vie n’a pas beaucoup de valeur ni beaucoup de sens. Sauf peut-être celui que peut lui apporter l’amour. Mais une romance encore là bâtie sur la mort et la dissimulation…

L’Ami du défunt
d’Andreï Kourkov
traduit du russe par Christine Zeytounian-Beloüs
Éditions Liana Levi
2002, 130 pages