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Barbara Gowdy : On pense si peu à l’amour

Partant du thème le plus éculé de la littérature occidentale, la Canadienne Barbara Gowdy s’ingénie à en explorer les marges, les frontières limites et peu fréquentées. Sexualité tordue et monstrueuses malformations physiques pimentent notamment les huit nouvelles de son étonnant recueil On pense si peu à l’amour.

Attention, âmes romantiques: l’amour dont il est question ici a généralement peu à voir avec le tendre sentiment auquel vous songez sans doute. Partant du thème le plus éculé de la littérature occidentale, la Canadienne Barbara Gowdy s’ingénie à en explorer les marges, les frontières limites et peu fréquentées. Sexualité tordue et monstrueuses malformations physiques pimentent notamment les huit nouvelles de son étonnant recueil On pense si peu à l’amour.

La Torontoise qui a si éloquemment fait parler les éléphants dans l’excellent Un lieu sûr se plait manifestement à adopter les points de vue les plus singuliers, composant ici une sorte de fascinant freak show littéraire.

Barbara Gowdy y met en scène d’étranges couples (ou ménages à trois), comme cette histoire d’amour entre un bon docteur et Sylvie, une jeune femme pourvue d’une deuxième paire de jambes et d’un second sexe, protubérance baptisée Sue par leur mère, qui en avait faite sa préférée… L’auteure nous sert aussi une saisissante incarnation de la dualité humaine, du mal qui nous habite, avec son récit drôle et grinçant de la difficile relation entre les personnalités antagonistes d’un homme bicéphale. L’histoire est racontée en alternance par Samuel, l’homme entier, et par le malfaisant Simon, la tête parasite, qui se venge en multipliant les vexations: crier dans l’oreille de Samuel jusqu’à le rendre sourd, déverser des grossièretés sur sa fiancée…

Dans l’ensemble, allégé par une plume vive, une ironie sous-jacente et une atmosphère fantaisiste, le livre ne tombe pas dans le scabreux, nous entraînant plutôt du côté d’un plaisir noir et ambigu. La nouvelle la plus dérangeante est sûrement celle où l’auteure se glisse, avec une précision parfois pénible, dans la peau d’une jeune nécrophile, passionnée par "l’intense flot d’énergie" émanant des corps qui ont passé de vie à trépas.

Sous leurs intrigues sensationnelles, les récits mettent en jeu notamment notre rapport au corps, ses transformations, son inadéquation relativement à notre identité profonde, l’effet du regard de l’autre. Dans À cent cinquante mille millions de kilomètres de là , une jeune femme angoissée, qui ne parvient pas à se faire une idée précise de son apparence, découvre ses pulsions exhibitionnistes sous le regard d’un voisin. En apprenant que son voyeur est chirurgien, Ali se met à fantasmer qu’il l’opère et tâte ses organes internes…

L’amour, ce beau sentiment qui lie les êtres, est là pourtant, en dépit de tout, comme "un miracle" résistant aux tempêtes. C’est ce que constate Marion dans la longue nouvelle qui clôt avec sensibilité le recueil. Déjà éprouvée par le meurtre de sa mère et par un mariage raté, Marion vit un autre gros choc en découvrant, pendant sa nuit de noces, que son nouveau mari est un transsexuel dont la transformation n’est pas encore tout à fait complétée…

Marion et son amie Emma, une femme chroniquement infidèle – héroïne d’une nouvelle précédente -, affligée par la mort tragique de sa bambine, trouvent du réconfort en collectionnant les faits divers macabres. C’est peut-être l’effet que produira ce recueil maîtrisé et pas ordinaire, avec ses récits truffés de tragédies, d’enfants handicapés, de créatures grotesques.

De quoi faire paraître bénins nos banals chagrins d’amour…

Traduit de l’anglais par Isabelle Reinharez, Actes Sud, 2002, 282 p.

On pense si peu à l’amour
Barbara Gowdy