Jean-François Chassay : Casser la glace
Romancier, essayiste, critique et professeur de littérature, JEAN-FRANÇOIS CHASSAY publie un troisième roman féroce et brillant, entre l’éloge de la raison, le coup de gueule et l’autocritique. Attention: livre phare.
Extrait:
"Vous savez pourquoi il y a à Montréal un festival de l’humour si important? Parce que, justement, les Québécois n’ont aucun sens de l’humour. Non, il ne s’agit pas d’un paradoxe. Ils ont peur de ne pas savoir quand rire; ils se sentent agressés s’ils entendent de l’humour noir, du cynisme, de l’ironie, ils ne savent pas sur quel pied danser, les pauvres petits. Il faut qu’on leur explique que la méchanceté dans l’humour peut avoir un sens critique, que la méchanceté ne sert pas à leur faire bobo. Alors, dans un festival où on leur explique que là tout, tout le temps, est une blague, il n’y a pas de risque d’erreur. On leur dit: voilà, ici c’est drôle, vous pouvez rire. Ils n’ont pas à se poser de questions, c’est tellement plus simple."
Il a toujours rêvé d’écrire un roman "qui soit au Québec ce qu’ont été les romans de Philip Roth pour la communauté juive américaine, ou les romans de Thomas Bernhard pour l’Autriche". Des romans comme des miroirs tendus, des livres critiques, ironiques, tout sauf complaisants. "On manque si souvent d’esprit autocritique, au Québec!" Après Obsèques (Leméac, 1991), et Les Ponts (Leméac, 1995), qui soulevaient "les trois grandes questions de la littérature: le sexe, la haine et la mort", ce professeur de littérature à l’UQAM, fasciné par l’interaction entre la culture scientifique et la culture littéraire, spécialiste des littératures américaine, québécoise, de l’OuLiPo et de l’oeuvre de Georges Perec, revient à la charge avec un roman qui explore à fond le thème du miroir. Un roman chargé de colère et d’ironie, féroce, critique, décapant, qui nous renvoie de façon tout à fait réjouissante un reflet pourtant peu flatteur de nous-mêmes. Un livre "sur la raison, ainsi que le résume l’auteur, ou plus précisément sur la tentative de définition de ce que c’est la raison, dans ce monde contemporain où on tend à relativiser, à dé-hiérarchiser toutes les valeurs, à prétendre que tout se vaut".
Éloge de la provocation
Roman sur la raison, donc, mais aussi contre beaucoup de choses, dont, entre autres, l’anti-intellectualisme ambiant, l’esprit nouvelâgeux, l’incapacité du Québécois moyen à s’autocritiquer… Car tous nos travers y passent: notre vénération pour l’humour (voir extrait!); l’intolérance des anti-fumeurs ("Famines? Maladies graves? Misère? Enfants abandonnés? Femmes exploitées, voilées? Balayons ces vétilles et empêchons les gens de fumer. Pour un monde meilleur."); notre tendance très "cultural studies" à mettre tout sur un même pied, comme si "un livre de James Joyce et un roman Harlequin", c’était pareil. Et surtout, notre frilosité, notre susceptibilité, voire notre paranoïa. "Pour croire le Québec colonisé, faut vraiment être sur un trip d’acide depuis 1976, fait l’un des personnages, faut se brosser les dents soir et matin avec de l’ecstasy, cuire des champignons à la bordelaise selon une recette d’Antonin Artaud (…) Le Québec est bourré de jeunes cadres dynamiques qui sont aussi rats que partout ailleurs en Occident, qui rêvent de planter tous ceux qui les entourent et qui se moquent de l’avenir de l’humanité comme d’une guigne."
"Ce n’est pas mauvais des fois de taper un peu dans le tas, sourit Chassay. C’est très socratique dans le fond. Je suis prof, faut pas oublier ça! La méthode de Socrate, c’est de dire des choses pour provoquer les gens. Même si les étudiants ne réagissent pas nécessairement en cours, il faut faire en sorte de les réveiller, les faire réagir, réfléchir, quitte à ce qu’ils ne soient pas d’accord."
Noeuds et dénouements
Variation sur le thème de l’identité, sur l’idée de miroir, de reflet, L’Angle mort est aussi un roman sur la famille, les filiations, l’hérédité, autant de thèmes chers à Chassay. "On ne sait jamais ce que nous réserve le passé", disait un personnage des Ponts. "L’idée de famille est très porteuse sur le plan imaginaire, explique l’auteur. Dans l’idée de cellule familiale, il y a celle de biologie, d’enfermement. La famille c’est le sang, mais aussi le "sens". Et l’idée de la filiation, c’est aussi celle de la filiation littéraire et culturelle. Je pense qu’on n’écrit jamais seul. On écrit à partir de ce qu’on lit."
Et de ce qu’on vit. Car Jean-François Chassay est aussi père d’une fillette hyperactive et il en parle ouvertement. Il signait d’ailleurs, dans La Presse du 22 juillet 2000, un article au vitriol intitulé Le Ritalin en procès. "Comme ça fait partie de ma vie, j’essaie de voir les côtés intéressants de la chose, dit-il, et finalement, je trouve que c’est une maladie parfaite pour la fiction. Car pour moi, la fiction, c’est une solution imaginaire à une contradiction réelle. La contradiction, dans ce cas-ci, c’est que c’est une maladie qu’on ne voit pas, et c’est bien le problème. C’est pourquoi c’est si difficile de l’expliquer aux gens, et que c’est quelque chose de caché. C’est justement un miroir qui ne rend pas compte de la réalité."
Sans en faire un roman didactique sur le sujet, c’était l’occasion, pour Chassay, de se lancer dans une charge à fond de train contre tous ceux et celles qui se prononcent haut et fort, à tort et à travers et sur toutes les tribunes, contre l’usage du Ritalin. "Prends les bâtards nouvelâgeux qui se signent quand on parle de médicaments pour les enfants, s’emporte Stéphane, dans L’Angle mort, qu’est-ce que tu crois, qu’est-ce que tu crois, aussi malades mentaux que les Témoins de Jéhovah qui sont contre les transfusions sanguines parce que j’sais pas quoi, ça les empêche de se mirer dans le divin. (…) Tu vois, ce sont des mongols pour qui vaut mieux un dépressif qui se crisse sous le métro qu’un dépressif qui prend des antidépresseurs, c’est plus sain." De là à conclure que L’Angle mort est un roman autobiographique, rien n’est moins sûr. Mais pour ce professeur qui travaille en sociologie de la littérature et à qui l’on vient de décerner le Grand prix d’excellence en recherche pour l’ensemble du réseau de l’Université du Québec, "on n’écrit pas dans le néant. On écrit à une époque particulière, dans un monde précis, dans une culture, une langue données, et ça joue forcément un rôle dans ce qu’on écrit. Il y a toujours des éléments empiriques de notre culture, de notre existence, qui passent. Mais pour moi, quand un roman est bien fait, on ne le sent pas comme une autobiographie ou comme une autofiction".
Chassay croisé
Pour écrire ce roman-là, Jean-François Chassay s’est inspiré d’un essai inachevé d’Italo Calvino, Leçons américaines, aide-mémoire pour le prochain millénaire, publié en 1988, trois ans après sa mort. "Je suis parti d’un plan très précis pour élaborer la structure, explique-t-il. Je suis comme ça. Je ne peux pas fonctionner dans le vague. J’ai besoin de structure, quitte à retravailler et à couper. Baudelaire a écrit quelque chose comme "tout ce qui est beau et noble dans le monde dépend de la raison et du calcul". Je ne suis pas loin de penser comme lui. Je crois que tout ce qui est intéressant est travaillé, organisé."
Calvino, donc, mais aussi l’Américain William Gaddis (Les Reconnaissances, Le Dernier Acte, Carpenter’s Gothic). "Gaddis, c’est mon idole! Si ce n’est pas le plus grand écrivain du XXe siècle (je sais, il a de la concurrence!), ce n’est pas loin de ça. Au départ, je voulais utiliser différentes formes d’oralité. C’était clair. Dans mon idée, c’était une façon d’utiliser le spectre le plus grand de niveaux de langues. Et dans Le Dernier Acte, paru il y a quatre ans, roman sur le droit et la justice aux États-Unis, il y avait ce filon que j’ai repris d’une conversation régulièrement coupée. Gaddis m’a vraiment donné une piste à suivre. J’ai pu commencer le travail."
Le travail, ici, portait surtout sur le langage. "Le langage courant est plein de clichés, explique Chassay. Et écrire, c’est justement passer au-dessus des clichés. C’est ne pas dire "l’herbe est verte et le ciel est bleu", mais aller au-delà. Le danger, quand l’écriture n’est pas assez travaillée, c’est de tomber dans le "vécu", dans ce que ça a de plus banal. Il m’est arrivé de lire des romans que je n’aimais pas et d’entendre quelqu’un me dire: "Moi, je trouve ça intéressant parce que j’ai un voisin comme ça." On s’en fout de ton voisin! Si le personnage lui ressemble trop, justement, ce n’est plus intéressant, ça devient une histoire de cas. C’est pour ça que j’ai tant de problèmes avec l’auto-fiction, les Christine Angot et compagnie."
À bas l’inculture!
Pour Chassay, né en 1959, à Montréal, enfant unique, élevé sur la Rive- Sud par une mère "à la maison" et un père pharmacien ("sans avoir la mentalité d’Homais") qui "travaillait tout le temps", la littérature demeure avant tout "un lieu de savoir, un lieu de connaissances", des termes qui, malheureusement, rebutent encore beaucoup de gens. "Je suis si fatigué de lire ou d’entendre que culture égale élitisme, ou qu’intellectualisme égale froideur. Au contraire! Je suis allé dans un musée, à Paris, il y a quelques années, et il y avait, sous verre, une épée que l’on disait avoir appartenu à Charlemagne. En voyant ça, j’ai ressenti une vive émotion. Plein d’images me sont venues. L’empereur à la barbe fleurie; le créateur des écoles; le Moyen-Âge; plein d’images participaient à mon émotion. Or, quelqu’un pour qui Charlemagne est juste un vieux chien de bandes dessinées ne peut pas sentir ça! Je crois que plus on a de culture, plus on s’intéresse aux choses, plus on a l’esprit ouvert, plus il y a de chances que notre émotion soit grande."
En attendant le prochain roman ("l’histoire d’une maison, au Québec, de ses différents habitants au fil des années"), Jean-François Chassay poursuit ses cours à l’UQAM, dirige "des masses" de mémoires et de thèses, termine un article sur Cassavetes qui paraîtra dans la revue Cinéma de l’Université de Montréal, et écrit trois essais en même temps, "des trucs sur lesquels je travaille depuis longtemps, dont un essai qui s’intitulera Imaginer la science: la figure du savant et l’espace du laboratoire dans la fiction. "Je suis hyper organisé, confie-t-il, c’est pathologique." S’il a choisi la littérature, plutôt que l’architecture, l’histoire ou la cuisine, métiers que pratiquent les trois héros de L’Angle mort, c’est qu’"il y a des moments où il n’y a plus de choix possible: au bout du compte, tout bien considéré, c’est la littérature, la littérature et encore la littérature qui m’intéressait plus que tout. Même si je ne savais pas où ça me mènerait, je ne pouvais aller ailleurs. Mais fondamentalement, conclut-il, je suis prof. Je pourrais dire, comme Parizeau lors d’un débat télévisé il y a quelques années: "J’ai toujours été prof, je suis prof et je resterai toujours prof, le reste ce sont des erreurs de parcours."
L’Angle mort
Ils sont trois en attente de se rencontrer, ce soir de janvier de l’an de grâce 2001, pour un face à face déterminant, une confrontation décisive, une révélation stupéfiante. Trois personnes que l’on découvrira en discernant leurs voix distinctes, alors qu’elles attendent le moment de la rencontre, l’une s’adressant au téléphone à des interlocuteurs que l’on n’entendra jamais, discourant sans relâche comme pour relâcher la tension; l’autre se parlant à elle-même, en chemin, dans sa voiture puis dans le métro, anticipant cette rencontre; l’autre, enfin, se confessant à une femme inconnue, dans son restaurant, déserté, et ne sachant pas encore où cette conversation va le mener. La première, Stéphane, est architecte et élève seule un garçon qui souffre de cette maladie qui fait couler tant d’encre, l’hyperactivité avec déficit d’attention; l’autre, Dominique, son frère aîné, historien vieillissant dans l’amertume, et le troisième, Camille, le cuisinier qui lit Descartes, l’ex-amant de Stéphane. Liens, filiations, familles, Jean-François Chassay fait évoluer ses personnages sur un réseau fin et complexe comme une toile d’araignée, chacun cherchant son identité propre dans les miroirs flous, embués, déformants, qu’on leur tend, chacun cherchant à affirmer ses convictions pour essayer de trouver un sens au monde. Roman de la parole, L’Angle mort est aussi un roman critique, ironique, féroce, fabuleusement stimulant, sur le Québec contemporain et ses travers. Éd. Boréal, 2002, 326 p. (M.-C. F.)