Pierre Bertrand : Défense de la philosophie
À deux semaines du 1er anniversaire du 11 septembre, le philosophe PIERRE BERTRAND fait l’éloge de la philosophie, mais surtout de la vie. Quand la pensée aide à comprendre et à agir.
Dans quelques jours, nous ferons un grand "aoum" collectif pour nous remémorer, le plus sereinement possible (du moins, c’est à souhaiter), les événements du 11 septembre qui ont catapulté l’Occident dans la vraie vie: le paradis n’existe pas, et même les millions ne servent à rien devant la misère et la violence.
Si nous attendons que le ciel nous tombe sur la tête pour réfléchir (cette activité qui ne rapporte rien, mais qui fait du bien), les philosophes font de la réflexion leur pain quotidien. Pascal, Bouddha, Kant et Socrate font partie de leur bande, et ils conversent régulièrement avec eux, essayant de démentir ceci, de confirmer cela. Parmi ces philosophes, Pierre Bertrand, qui enseigne la philo au Cégep Édouard-Montpetit, publie des livres clairs, dépouillés de jargon, sans prétention. Son sujet de prédilection? L’humain, ses failles, ses imperfections, sa sensibilité; bref: son "humanité".
Avec, entre autres, La Vie au plus près (1997), Éloge de la fragilité, publié il y a deux ans, et ce nouvel essai, Pour l’amour du monde, Bertrand essaie de développer un "art de vivre"; rien à voir avec les conserves de Martha Stewart, ni avec la dernière tendance feng shui: l’art de vivre, c’est le savoir vivre parmi les humains. "Ce qui m’intéresse, explique Pierre Bertrand, c’est la connaissance de soi: comment suis-je fait? Qu’est-ce qui agit en moi devant la mort, la maladie, l’amour, ou des choses plus quotidiennes? Pourquoi est-ce que j’obéis à tel modèle? Pourquoi suis-je motivé par un idéal?"
Cela peut sembler égoïste, mais c’est pourtant le contraire. Tout le livre de Bertrand, qui privilégie une philosophie pratique ("sinon, elle ne sert à rien"), consiste à comprendre comment entrer en contact avec les autres. Dans son chapitre sur l’idéalisme, l’auteur explique comment les absolus sont éloignés de notre réalité, et à quel point notre entêtement à vouloir les atteindre peut faire souffrir (nous frustrer, nous attrister, nous complexer). "À force d’être toujours en rapport avec l’idéalisme que représentent les idéologies, les religions, les croyances, nous passons notre temps à vivre selon des modèles qui appartiennent aux autres, qui ont été définis par d’autres. Mais nous ne prenons jamais le temps de nous demander: qui suis-je? Qu’est-ce que je veux faire de ma vie? Quel modèle me convient, à moi? D’ailleurs, ai-je besoin d’un modèle? Cela a l’air banal, mais ce sont pourtant des questions fondamentales." Et qui reviennent toujours en force lorsque surgissent des événements comme ceux du 11 septembre. "Alors on me répond toujours que s’intéresser à la vie est futile, que la vie "va de soi", puisqu’on naît avec. Mais l’on se trompe, puisqu’on meurt: cela ne va pas de soi du tout!"
Les idées claires
Mais que peut bien la philosophie contre les tragédies? "La philosophie toute seule ne peut rien, répond Bertrand. Ce sont les hommes et les femmes derrière les idées qui peuvent tout. Et des événements comme ceux de septembre dernier ne m’ont pas découragé." Au contraire, il fallait répondre présent pour offrir un espace de réflexion aux centaines d’étudiants qui avaient mille questions au lendemain du drame. "Bien sûr, la première réaction qu’ils ont eue, c’était la peur, la panique: la peur d’une guerre, de devoir y prendre part, de voir leur univers s’effriter. Et très rapidement, on a commencé à parler un peu plus profondément de ce qui s’était passé, et les jeunes ont exprimé leur lucidité; plusieurs ont dit que les États-Unis n’avaient pas les mains blanches, et que le "deux poids, deux mesures" en leur faveur (le fait qu’eux peuvent dominer, mais n’acceptent pas de l’être, par exemple) pouvait faire des ravages."
D’un côté comme de l’autre, c’est l’idée de pureté qui fait des dommages, comme l’écrit Bertrand dans son essai. "D’un point de vue politique, toutes les tentatives d’incarner l’Utopie doivent avoir recours à la Terreur. Il faut brutaliser, violer, violenter, amputer la réalité, éliminer les éléments imparfaits, résistants et dissidents. Plus on s’approche de l’Utopie, plus on s’approche de l’Apocalypse." En d’autres mots, les grandes idées au nom desquelles se battent les peuples sont souvent la cause de millions de morts. On sait tout ça… Mais on pourrait objecter ceci au philosophe: que serait notre monde si personne ne s’était battu contre l’esclavage, contre la peine de mort, contre l’exploitation des enfants (des maux qui, quand on y pense, n’ont pas complètement disparu…)? Ne faut-il pas avoir des idéaux, et même être animé par des idéologies pour avancer? "Peut-être pas, répond Pierre Bertrand. Je ne dis pas qu’il ne faut pas s’engager, bien au contraire." Mais les idéologies aveuglent, et mènent aux plus grands conflits, comme on ne cesse de le constater. "Peut-être devrions-nous essayer autre chose? Nous pensons beaucoup, remplissons nos têtes d’idées, de différents concepts, de préjugés. Mais quelle place laisse-t-on à l’autre? Comment pouvons-nous entrer en contact, vraiment connaître l’autre si nos idées sont déjà les plus fortes, si nous ne laissons rien exister en dehors de nos conceptions des choses?"
Pour l’amour du monde ne parle pas uniquement des gens, mais également de la nature, des animaux, avec qui nous partageons la vie sur terre. Il ne s’agit pas de naïveté bébête, mais d’une conscience aiguë de notre devoir d’attention envers un monde bien abîmé. On a longtemps pris les écologistes pour des exaltés (il y en a, comme partout, mais tous ne le sont pas), avant de nous rendre compte qu’ils avaient sacrément raison de tirer la sonnette d’alarme. Peut-être devrions-nous, le 11 septembre, devenir philos0phes. Prendre quelques minutes pour faire le grand silence et laisser monter ce qu’il y a d’humain en chacun de nous. Un livre comme celui de Pierre Bertrand ne peut qu’aider à réfléchir devant l’indescriptible et l’inacceptable.
Pour l’amour du monde
de Pierre Bertrand
Éd. Liber, 2002, 273 p.
Extrait:
"Il faut être ouverts au monde d’aujourd’hui et ne pas nous contenter de le juger et de le condamner au nom des réalités révolues. Beaucoup d’esprits s’accrochent au bien connu et refusent tout ce qui vient les bousculer et les remettre en question. Nous sommes ce monde moderne, nous sommes constitués par lui, et le détester c’est nous détester nous-mêmes (…)."