Michael Delisle : Terre des hommes
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Michael Delisle : Terre des hommes

MICHAEL DELISLE publie un troisième roman: Dée. Une oeuvre toute en finesse, sur la cruauté des hommes et les ravages de l’ignorance.

"Dans le fond, j’écris presque toujours le même livre, comme tous les écrivains je crois." Il faut une certaine humilité pour avouer cela à une journaliste, mais surtout de la lucidité. Michael Delisle ne se gêne pas pour faire cet aveu, lui qui à travers ses livres s’élève contre une certaine pauvreté intellectuelle et, surtout, humaine.

Dans Dée, son troisième roman, l’auteur situe son récit dans les années 50, en banlieue. La banlieue, c’est son royaume, celui qui fonde son oeuvre mais celui aussi qu’il a quitté, parce qu’il le déteste. "Je devais situer mon histoire à cette époque, car aujourd’hui les banlieues ont changé. Mais disons que c’est encore un lieu où chacun a droit à son petit lopin de terre, et sépare le sien des autres; moi je l’interprète comme un mur que l’on élève "contre" l’autre, et cette idée me déplaît. La banlieue, à ce moment-là, c’était vivre coupé des autres."

Dée, le personnage éponyme du roman, vit dans ce lieu. Elle y grandit alors que l’on transforme les rangs de terre en rues asphaltées, et que la campagne disparaît peu à peu pour faire place à l’urbanisation. Le roman raconte comment la petite évolue, coincée entre une mère qui la délaisse, deux identités, anglaise et française, un ami de la famille un peu trop collant, et règne sur une terre qui lui ressemble, sauvage et forte, mais qui devra céder.

Pour couronner le tout, les personnages vivent dans une ignorance quasi émouvante tant elle est abyssale. "Pour moi, ce roman se prête à plusieurs lectures, commente Michael Delisle. Dée est prise entre deux langues donc deux cultures, deux passés; elle est prise aussi entre deux religions, catholique et protestante; et entre les deux mondes que sont la vie de la campagne et celle de la banlieue, de l’urbanisation."

La terre ferme
Tout cela tient entre les mots du récit, dans les silences, dans les ellipses. Dans ce bref roman, Delisle trace le portrait saisissant d’une fille que la culture n’a pas développée, formée, façonnée. "Au tout début du projet, raconte l’écrivain, je voulais faire un roman sur la terre, je souhaitais en faire mon principal personnage. Montrer qu’avant qu’on y construise quelque chose, cette terre avait une histoire, que des gens y avaient vécu, qu’il y grouillait une vie foisonnante. Mais je n’arrivais pas à faire tenir le récit. Puis, Dée m’est apparue, et j’avoue qu’il y a de grandes similitudes entre les deux. Elle symbolise tout à fait cette transition, de la terre vierge et pleine d’espoir à ce que les humains en font… ou n’en font pas."

L’importance de la "terre" dans le roman de Delisle, c’est aussi celle du concret et de la matière. Dans le récit, les personnages sont campés, ont de la substance. En dépit des observations de l’écrivain sur ses intentions, celles-ci sont exprimées dans une simplicité déconcertante. Des phrases courtes, ciselées, précises, où tout, de l’action aux intentions, du portrait au sous-texte, est contenu. "C’est important d’être terre-à-terre quand on écrit. De faire en sorte que les mots correspondent le mieux possible à une réalité. C’est ma recherche constante: mettre mes idées en chair. C’est en tout cas ce que j’ai voulu, et c’est pour cela que je n’écris pas beaucoup! Je cherche mes mots, les meilleurs pour décrire ce que j’ai en tête. Et il faut aussi que cela "sonne" bien, car le poète en moi est toujours à l’oeuvre. Mes romans sont courts, et l’on pense souvent que c’est un tort. Je ne crois pas, au contraire."

D’autant plus que le livre a beau être court, il est d’une grande densité. En quelques mots, quelques flashs, l’on saisit la douleur, le danger, la solitude. Par-dessus tout, la désolation d’un monde où le temps passe banalement, où les enfants ont de drôles de jeux. "Au retour du dépotoir, Dée et Charly décollent des écailles de boue. Quand elles ont bien cuit au soleil, les étendues de boue glaiseuse se craquellent et elles ont l’air d’une peau de crocodile. C’est à qui trouvera et ramassera, sans la briser, la plus grosse écaille."

Bien que la lecture du roman suscite émotion et désarroi, l’auteur, lui, ne juge pas ses personnages. La narration du récit est saisissante de vérité. Avec une certaine placidité, Delisle trace des portraits minutieux: Dée, vive et aimante mais seule; son frère Charly, fier d’être en âge de tirer à la carabine; la tante Esther, qui "parle avec des airs d’actrice"; le vieux Doc, qui emmène la petite tous les vendredis après-midi, faire un tour: "Est à qui la petite Dée? – Est à toé Doc."

Au-delà du réel
Au fur et à mesure que Dée grandit, les rues prennent forme et la maison de ses parents avance. La jeune fille tombe amoureuse et deviendra cette femme des banlieues que l’on a tant caricaturée au cinéma. "Elle devient comme tant d’autres, confie Delisle. Dée est blasée, elle s’enferme dans un monde clos, sur son intérieur, son foyer, ses occupations de ménagère qui l’ennuient à mourir." Ces scènes sont particulièrement réussies, où Dée se paiera une pathétique aventure avec un jeune livreur de journaux pour oublier son mari absent, qui ne lui dit rien, qui vit sans se soucier de son bonheur. À part l’argent, rien ne les intéresse ni l’un ni l’autre. Même pas leur enfant. Portrait impitoyable? Exagéré? "Ce n’est qu’un roman, mais je sais de quoi je parle. Je viens de ce monde-là."

Delisle a une manière très "américaine" d’écrire. En styliste acharné, il porte une attention particulière à rester branché sur le réel. Comme un Russell Banks, il part d’une situation, d’une anecdote pour exprimer une idée, et non le contraire.

Sans faire de vagues, dans une retraite concentrée et studieuse, Michael Delisle, qui a hérité de deux cultures, anglaise et française, construit une oeuvre solide. Un écrivain québécois qui a su tirer le meilleur de ces deux héritages. "La langue française, pour moi, est merveilleuse: c’est une langue que j’ai du plaisir à "casser". Mais j’aime faire un usage "américain" de cette langue, c’est-à-dire lui donner un ancrage plus physique, moins esthétique. Je crois qu’au Québec, nous avons la réalité à l’esprit quand nous écrivons, contrairement aux auteurs français (bien qu’il y ait des exceptions). La langue n’est pas une chose en soi, elle décrit un monde; et ce monde, il faut parvenir à le rendre dans toute sa matérialité."

Encadré

Sur ma table de chevet…
"Le Jeu du siècle, de Kenzaburo Oé. Il y a toujours des narrateurs, chez cet écrivain japonais, qui assument leur part d’ombre. Je trouve cela courageux. Parfois ces narrateurs sont minables, mais l’auteur ne se fait pas de cadeaux, il va au bout de ses idées. Il ne juge pas ses héros, et n’a pas peur de les suivre jusque dans leurs plus sombres recoins. C’est une oeuvre impressionnante."

Le Jeu du siècle, de Kenzaburo Oé
(Gallimard, 1985)

Dée
Dée
Michael Delisle
Bibliothèque Québécoise