Music-Hall! : Baroque’n’roll
Gaétan Soucy est plein de génie. On ne peut qu’applaudir, depuis L’Immaculée Conception, la richesse d’une écriture qui explore toujours de nouvelles tournures, sans craindre de faire simple ou compliqué, une pratique créative, osée, nécessaire.
Gaétan Soucy est plein de génie. On ne peut qu’applaudir, depuis L’Immaculée Conception, la richesse d’une écriture qui explore toujours de nouvelles tournures, sans craindre de faire simple ou compliqué, une pratique créative, osée, nécessaire. Et puis ce sens du suspense avec lequel il compose toutes ses histoires, réservant l’horreur – et quelle horreur! – pour le moment où l’on ne la cherche plus guère; et les savants jeux d’espace et de temps dans le récit; et puis ces thèmes forts, récurrents désormais, de la gémellité, du corps mutilé, du parent cruel, de l’enfant supplicié, du remords, du pardon, de l’âme errant à la recherche de son amour, ah!
Je ne suis pas sarcastique. J’aime beaucoup Soucy. De L’Immaculée Conception à La petite fille qui aimait trop les allumettes, j’ai découvert des personnages souffrants ou cruels, les uns comme les autres dévorés de l’intérieur, qui révélaient leur épaisseur (au sens noble du terme) en quelques gestes, une parole, un silence, et dès lors, malgré leurs bizarreries, participaient de l’humanité du lecteur. Or, voilà ce quatrième roman, baroque à l’extrême, un texte entrepris avant que ne paraissent les autres, en 1988, et qu’a repris Soucy pour le conclure entre 2001 et 2002. Comment dire? L’écriture y est séduisante, qui flirte avec tous les styles, du polar à la lettre, du fantastique au romantique, l’écrivain épousant le vulgaire aussi bien que le précieux, maniant le pastiche sans l’ombre d’une difficulté. C’est Lewis Carroll dansant le cha-cha-cha avec Walt Disney. La Bible jouée par The Muppet Show. Humphrey Bogart baisant avec Silvester Stallone. Dr. Jekyll jammant avec Boris Vian. C’est écrit, construit, cultivé, sûrement plein de génie. Mais est-ce un bon roman? Cela dépendra plus que jamais des goûts. Immense portrait de l’Amérique, Music-Hall! est une succession de numéros mettant en scène des personnages hétéroclites. Voyez Lazare Barthakoste, dit La Terreur des murs, maître de la démolition craint et respecté de tous mais qui ne peut pourtant s’empêcher de faire dans son froc. Voyez le Philosophe des Sables du silence, illettré chantant sur les toits qu’il écrira ses mémoires. Voyez ces femmes qui font le concours de "lâcher vaginal" et la "course par traction mammaire". Voyez cet impresario en peignoir de satin qui abuse une fois la semaine d’un jeune pensionnaire de l’asile. Voyez Écharlote l’Autruche Psychanalyste Avaleuse de Cadrans.
Au coeur de cet enchaînement de numéros qui n’a en fait ni queue ni tête (Soucy a d’ailleurs dit dans une interview à La Presse avoir écrit les chapitres dans le désordre), Xavier X. Mortanse est le héros. Échoué à New York, au début des années 20, il est un jeune être fragile, naïf, prude, qui croit se souvenir qu’il s’appelle Xavier, et qu’il a laissé une soeur, derrière lui, en Hongrie. Il se fera enrôler comme apprenti (portant casque rose orné d’un petit poussin) dans l’Ordre des Démolisseurs, cruels hommes qui s’enorgueillissent de détruire les demeures de ceux qui deviennent dès lors des Démolis. Ses compagnons le martyrisent, mais il n’en a cure. Démolisseur je suis, et je resterai, jure-t-il, rentrant de plus en plus fourbu chaque soir retrouver ses deux amours: sa grenouille Strapitchacoudou, qui ne chante et danse que pour lui; et sa soeur, à qui il écrit des lettres qui restent sans réponse. Après avoir été chassé du chantier de démolition, puis du music-hall où sa grenouille (en fait Michigan J. Frog) refuse de s’exécuter, il atterrit dans un ring de boxe, où il donnera, on s’en doute, son dernier numéro.
La fin, comme toujours chez Soucy, est terrible, qui dévoile la véritable nature de Xavier et la cruauté d’un monde où ceux qui ne rêvent que de cultiver un peu de beauté sont les victimes préférées des monstres.
Que les lecteurs que branchent le baroque, la décadence, le non-sens, la cruauté de l’Amérique, se réjouissent donc.
Que d’autres, les naïfs?, qui cherchent toujours l’âme sous le carton-pâte, se le tiennent pour dit: Music-Hall! n’a pas beaucoup de coeur.
Music-Hall! de Gaétan Soucy
Éd. Boréal, 2002, 391 p.