Les Corrections : Désunion de famille
Ça commence par une froide journée d’automne, dans une banlieue du Midwest américain nommée Saint-Jude (le patron des désespérés et des causes perdues…). Au sous-sol de la maison des Lambert, Alfred, le père, somnole dans le gros fauteuil bleu qu’il s’est acheté après avoir pris sa retraite de la Midland Pacific Railroad, se demandant comment il va tuer les deux heures qui le séparent du bulletin de 17 heures.
Ça commence par une froide journée d’automne, dans une banlieue du Midwest américain nommée Saint-Jude (le patron des désespérés et des causes perdues…). Au sous-sol de la maison des Lambert, Alfred, le père, somnole dans le gros fauteuil bleu qu’il s’est acheté après avoir pris sa retraite de la Midland Pacific Railroad, se demandant comment il va tuer les deux heures qui le séparent du bulletin de 17 heures.
Au rez-de-chaussée, Enid, la mère, vide frénétiquement le tiroir où sont rangés les "bougies fantaisie aux couleurs automnales" et les liasses de coupons-rabais expirés, à la recherche d’une importante lettre qu’elle a égarée. Dehors, "on le sentait, quelque chose de terrible allait se produire. Le soleil bas sur l’horizon, une lumière voilée, une étoile fatiguée". Quelque chose comme une catastrophe intime, le lent naufrage d’une famille comme tant d’autres familles américaines, c’est-à-dire parfaite de l’extérieure, mais parfaitement dysfonctionnelle, rongée au coeur par les dissensions et l’incompréhension mutuelle.
Troisième roman du jeune Jonathan Franzen, Les Corrections raconte l’histoire drôle et pathétique de cette famille qui ressemble bien plus à celle des Royal Tenenbaums qu’à celle de Papa a raison, au grand désespoir de la mère (détestable, tyrannique, manipulatrice, un fabuleux personnage), qui s’accroche avec l’énergie du désespoir aux images de famille traditionnelle qui ont bercé son enfance.
"Enid croyait aux assortiments, écrit Franzen, et elle était heureuse d’un mariage où les demoiselles d’honneur réprimaient leurs désirs individuels égoïstes et portaient des robes assorties aux bouquets et aux serviettes en papier, au glaçage du gâteau et aux rubans des cocardes." Or, le problème avec ses enfants, écrit-il encore, c’est qu’ils "n’étaient pas assortis. Ils ne voulaient pas les choses qu’elle et toutes ses amies et tous les enfants de ses amies voulaient. Ses enfants voulaient des choses radicalement, honteusement, différentes."
Qu’à cela ne tienne, Enid continue de rêver, et de harceler ses enfants des mois à l’avance pour qu’ils viennent tous passer ce qui pourrait bien être un dernier Noël en famille, le père étant atteint de la maladie de Parkinson.
Sont donc convoqués Skip, le cadet, "l’intellectuel" qui a perdu un poste de professeur à l’université pour se retrouver vaguement correcteur d’épreuves au Warren Street Journal (qu’Enid, dans son aveuglement entêté, confond avec le Wall Street Journal) avant d’aller vers d’autres étranges boulots; Garry, l’aîné, père de trois enfants, directeur dans une importante institution bancaire, propriétaire d’une riche demeure à Philadelphie, dont le mariage se dirige droit vers le désastre, ce qu’il refuse catégoriquement d’admettre tout comme il refuse d’admettre qu’il est dépressif; et Denise, la fille qui a anéanti à tout jamais les rêves de sa mère pour une belle noce à l’américaine en allant se marier à la sauvette à Atlantic City avec son patron, un juif de Montréal qu’Enid détestait. "Les efforts qu’elle fit pour être bonne joueuse et pleine d’entrain, pour obéir à Alfred et recevoir cordialement son gendre d’âge mûr et ne pas prononcer un seul mot sur sa religion, ne firent qu’ajouter à la honte et à la colère qu’elle éprouva cinq ans plus tard quand Denise et Émile divorcèrent et qu’Enid dut livrer cette nouvelle, aussi, à tous ses amis. Ayant attaché une telle importance au mariage, ayant lutté si dur pour l’accepter, elle trouvait que le moins que Denise pût faire aurait été de rester mariée."
Ce roman imposant (716 pages bien comptées), foisonnant, drôle, désespéré, pour lequel Jonathan Franzen s’est vu décerner le National Book Award, ajoutant son nom à une liste prestigieuse comptant, entre autres, William Faulkner, Philip Roth et William Gaddis, échappe à tout résumé. Saga familiale, satire sociale, chronique d’un siècle qui s’enfuit, ce que cette merveilleuse et inoubliable histoire de fous met en évidence, avant tout, c’est l’échec du rêve américain, c’est toute la douleur, la vraie, qui se cache derrière les images de ces bonheurs de carte postale que l’Amérique n’arrive plus à vendre.
Un seul grand regret: la traduction bâclée de Rémy Lambrechts, qui mêle livres sterling et dollars, cents et pennies, qui multiplie les images bancales ou incompréhensibles (comme ces "spirales métalliques carrées d’étiquettes antivol", ou ces "4×4 qui se traînaient dans des postures d’automobiles prêtes à piler en l’absence de visibilité"), quand il n’écrit pas "dit-il" alors qu’il faudrait dire "dit-elle". Prions ensemble pour qu’au prochain tirage, on donne le travail à quelqu’un qui sache écrire.
Les Corrections
de Jonathan Franzen
Traduit de l’anglais (États-Unis) par Rémy Lambrechts
Boréal, 2002, 716 pages