Pascal Bruckner : Je vous salue, Marché
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Pascal Bruckner : Je vous salue, Marché

Entre les grands argentiers de ce monde et les pourfendeurs de la mondialisation néolibérale, PASCAL BRUCKNER se forge une place critique. Selon l’auteur de Misère de la prospérité, les deux camps participent en fait au même phénomène: la transformation du marché capitaliste en véritable religion. Entrevue.

Les entrepreneurs se prennent pour Dieu, et ce n’est pas une figure de style. Comme le démontre le philosophe Pascal Bruckner dans son dernier essai Misère de la prospérité, le marché est devenu une véritable religion, avec ses lieux de culte (les Bourses, entre autres), ses adeptes (les ultralibéraux) et ses sceptiques (les antimondialisation). Dans le coin droit, les entrepreneurs tout-puissants qui manipulent les foules avec leurs slogans dignes des Évangiles; dans le coin gauche, les anticapitalistes, parmi lesquels on retrouve les pourfendeurs de la mondialisation, qui font une pub inespérée à ceux qu’ils exècrent. Bref, rien ne va plus. Entre les deux, y a-t-il une place pour la réflexion?

Votre livre exprime un réel ras-le bol des discours que l’on entend au quotidien "pour" et "contre" le capitalisme. Est-ce un cri du coeur ou ce sujet vous tenaille-t-il depuis longtemps?
"J’avais déjà esquissé le sujet dans La Mélancolie démocratique, mais disons que l’actualité a activé les choses; et j’avoue aussi mon exaspération devant les lieux communs que j’entends depuis des années sur l’économie."

Quels sont ces lieux communs?
"L’un des plus populaires est de dire que le marché est responsable du bien, pour les ultralibéraux; ou du mal, pour les antimondialisation. Le marché est peut-être puissant mais il n’est pas "tout-puissant", et c’est une différence très importante. Donc, quand on lui attribue tous les excès de l’individualisme, on se trompe de cible. Le marché est suiveur, opportuniste, mais surtout pas initiateur. On ne peut pas décharger sur une entité anonyme et abstraite les erreurs que nous, humains, commettons. Peut-être faudrait-il, par exemple, s’interroger sur les méfaits de l’individualisme excessif qui est né dans les années 60 et qui nous a transformés en enfants irresponsables, avides de tout et capricieux: ce "je-veux-tout-tout-de-suite", hérité de 68, et qui fait de nous des êtres égoïstes."

Selon vous, le mouvement antimondialisation fait le jeu des néolibéraux en prenant le marché pour seule cible. Comment cela est-il possible?
"En fait, l’antimondialisation hérite d’un certain nombre de préjugés d’extrême gauche (un vieux réflexe idéologique qui date de la guerre froide et même d’avant), et remet l’ensemble des problèmes du monde sur le dos du "diable" capitaliste: c’est lui accorder tout le pouvoir! De l’autre côté, vous avez des marchands tels Benetton, Starbucks ou autres qui prêchent pour une nouvelle "expérience", de (soi-disant) nouvelles valeurs, mais qui, au fond, ne veulent que vous vendre leur salade. Donc, vous avez deux idéologies qui mettent au centre de tout le "marché" capitaliste. Ces idéologies sont adverses, certes, mais complémentaires, puisqu’elles croient l’économie "responsable" et "capable" de tout."

Mais justement, l’économie n’est-elle pas aujourd’hui toute-puissante?
"Non. Il est vrai que l’économie a pris une très grande importance, on ne peut le nier. Or, ce même système est en train de démontrer qu’il ne réussit pas à tout régler. La fameuse "égalité des chances" que promettait le capitalisme, prônée comme un trophée après la chute du mur de Berlin, est un leurre: le néolibéralisme est en train de tuer sa propre idéologie. C’est bien la preuve que cela ne fonctionne pas! Et cela, pour la raison suivante: même si on le voulait, on ne peut pas tout réduire aux "modes de production". Et on ne peut pas réduire l’homme au simple niveau de "travailleur". Ça ne marche pas."

Vous accusez les antimondialisation et les capitalistes d’être simplificateurs. N’est-ce pas un peu facile de critiquer les deux côtés tout en restant à sa place, dans une sorte de neutralité confortable?
"Moi, je veux dénoncer l’emballement rhétorique des uns et des autres, et notamment celui de l’antimondialisation; même si celle-ci est utile, car le capitalisme, tel qu’il s’est développé, a besoin d’une opposition. Mais les militants antimondialisation ne sont que les adversaires dont la machine économique a besoin pour se régénérer. Ce que je prône, c’est un dialogue entre les deux, et que les premiers démontrent aux seconds les failles de leur système, pour que ceux-ci aient l’intelligence de le réformer. Les uns et les autres ne sont détenteurs que d’un aspect de la réalité. Il faut que l’on ravive l’intérêt pour la politique, que méprisent à la fois les antimondialisation et les néolibéraux."

À cet effet, vous faites vôtre cette phrase de Nietzsche selon laquelle le pire ennemi de la politique, ce sont justement les convictions: comment croire en la politique si l’on n’a pas de convictions?
"Il faut s’engager au nom d’un certain nombre de valeurs, mais garder l’esprit assez éveillé pour changer de point de vue lorsque c’est nécessaire: il ne faut pas que les convictions nous rendent aveugles aux événements. Il faut distinguer les valeurs des convictions: on ne peut se permettre de tuer, de piller, de violer au nom de nos convictions, quelles qu’elles soient."

Misère de la prospérité
La religion marchande et ses ennemis
de Pascal Bruckner
Éditions Grasset

2002, 242 pages

Séance de signatures
Le 26 septembre, de 17 h à 19 h
À la librairie Pantoute (rue Saint-Jean)