Philippe Poloni : Le chef-d'oeuvre inconnu
Livres

Philippe Poloni : Le chef-d’oeuvre inconnu

Savons-nous regarder l’art? Quel lien entretient un créateur avec son oeuvre? Ce sont quelques-unes des questions posées par le second roman de PHILIPPE POLONI: Des truites à la  tomate.

Nous l’avions rencontré en avril 1997, lors de la sortie d’Olivo Oliva, un singulier, fascinant premier roman qui lui ouvrait alors toutes grandes les portes de la littérature. À l’époque, Philippe Poloni était déjà en train de "circonscrire l’espace" de son prochain roman, au centre duquel il voyait, entre autres, un tableau de Kazimir Malevitch intitulé Carré blanc sur fond blanc.

Cinq ans plus tard, l’idée est passée par la moulinette de l’écriture, l’image est devenue un roman. Un roman singulier, original, déroutant, tout entier inspiré du célèbre tableau du peintre russe. Un roman qui ressemble à un musée imaginaire, une galerie sombre, souterraine, où seraient exposés d’étranges et parfois inquiétants portraits. Un gardien de sécurité un peu naïf qui entreprend des études en histoire de l’art grâce à un mécène inespéré; une artiste qui ne peut plus créer depuis qu’elle se sait atteinte d’un cancer; un galeriste plus intéressé par la rentabilité que par l’art; un génie tragique, rescapé du Viêt Nam; et surtout, Cosmo Maffia, un peintre dont la source créatrice s’est tarie depuis qu’il s’est abîmé dans la contemplation de Carré blanc sur fond blanc. "C’est un langage qui a atteint sa pleine et déconcertante limite, explique Cosmo Maffia à John Di Homogrosso, gardien du Museum of Modern Arts de New York où est exposée la toile. Après ça, il n’y a plus rien…"

"En peignant Carré blanc sur fond blanc, explique Philippe Poloni, Malevitch a atteint le sommet du langage pictural. Après, il n’a plus été capable de peindre. Et c’est ce que je trouvais fascinant dans ce tableau. Il a tiré le maximum du langage, le tableau a tué son peintre, et j’étais fasciné par cette idée d’une création qui se retourne contre son créateur et l’anéantit."

Les muses orphelines
Comme Rober Racine et comme André Martin, Philippe Poloni est issu du milieu des arts visuels. Il y a quelques années, il exposait ses installations à Montréal, à New York et à Paris. En tandem avec Daniel Dion, il a signé L’Homme de Pékin (sur Claude Vivier), et Système des beaux-arts qui, paraît-il, a fait date dans l’histoire de la vidéo d’art. "Puis un jour, raconte Philippe Poloni, j’ai réalisé que j’étais et que je serais toujours un mauvais peintre. J’ai alors décidé de m’intéresser au regard, à la manière de regarder un tableau." Pour Poloni, qui travaille au Musée d’art contemporain ("je m’occupe du dédouanage des arts, de la réception des oeuvres, puis je rencontre les artistes, j’écoute leurs exigences…"), "on ne sait pas regarder. Comme le dit Cosmo Maffia à son galeriste, on regarde la peinture comme un junkie regarde sa dose d’héro. On a un rapport boulimique à la culture. On parle sans cesse de culture, on en mange, on en redemande, on fait des journées de la culture, des semaines de la culture, et je crois qu’on risque de devenir blasés, on risque la saturation. Pour moi, continue-t-il, il suffit d’y aller à petites doses. Pour toujours avoir un regard émerveillé, pour pouvoir atteindre cette espèce de plénitude devant l’oeuvre d’art, que ce soit un film, un tableau, n’importe quoi. Il faut avoir conscience de son propre regard sur les choses."

Pas étonnant que le livre de chevet de Philippe Poloni soit un recueil de textes brefs, Nouvelles pour une année, de Luigi Pirandello. "C’est toujours pour moi quelque chose de merveilleux. Pirandello est, sur le plan littéraire, celui qui m’a mis au monde. Ç’a été pour moi une renaissance, si je peux dire. Je l’ai découvert par hasard, en m’intéressant à la littérature italienne, et quand je suis tombé sur lui, ç’a été l’éblouissement total. Après qu’il y a eu chez moi une mort complète, celle de l’artiste en arts visuels, Pirandello m’a aidé à rêver encore, rêver de devenir l’aspirant romancier que je suis aujourd’hui, et je lui dois énormément."

Encadré critique :

Des truites à la tomate
de Philippe Poloni
Quand s’ouvre Des truites à la tomate, deuxième roman de Philippe Poloni, nous sommes à New York, au Museum of Modern Arts. Cosmo Maffia, un peintre qui n’arrive plus à peindre, vient régulièrement revoir Carré blanc sur fond blanc, le célèbre tableau de Malevitch qui lui a volé son inspiration. Car pour Cosmo Maffia, "anéanti par ce blanc absolu", on ne peut plus rien peindre après ce chef-d’oeuvre, cette "pure angoisse".

Que fait l’artiste quand il a atteint, une fois pour toutes, les limites de son art? Que fait l’alpiniste une fois qu’il est arrivé au plus haut sommet? Quand il n’y a plus rien, s’est imaginé Philippe Poloni, il reste peut-être la mort, comme métaphore. Ainsi, quand Cosmo Maffia fait la rencontre d’Anita Braun, qui n’arrive plus à peindre depuis qu’elle se sait atteinte de cancer, le peintre n’hésite pas à se joindre à elle pour une ultime oeuvre. Une oeuvre au noir, sanguinaire, cruelle, "l’homicide comme l’un des beaux-arts. Et n’allez pas confondre mon idée avec celle de ce stupide De Quincey, prévient Anita Braun. Ce pusillanime aristocrate anglais et opiomane. Moi, j’ai inventé un nouveau système". Que les coeurs sensibles s’abstiennent.

Des truites à la tomate n’a pas le charme irrésistible d’Olivo Oliva. C’est un roman plus dur, moins clair, un roman loufoque, éclaté, grand-guignolesque, une espèce de farce macabre qui emprunte à la commedia dell’arte pour parler de l’art et du regard que l’on porte sur l’art. Mais malgré la fin – où se joue une pièce de théâtre absurde et sanglante qui s’étire en vain -, malgré l’impression que la sauce ne prend pas toujours, comme s’il manquait une substance liante, on retrouvera l’imaginaire inusité, coloré, original de l’auteur d’Olivo Oliva.

Des truites à la tomate, de Philippe Poloni
Québec Amérique, 2002, 299 pages

Des truites à la tomate
Des truites à la tomate
Philippe Poloni