De belles paroles : d'Esther Croft
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De belles paroles : d’Esther Croft

Matière première des écrivains, les mots sont d’abord les outils dont nous disposons pour nous définir face aux autres. Dans la bouche de ceux qui savent le manier, le verbe est une arme aussi séduisante que dangereuse, et potentiellement trompeuse – les auteurs sont bien placés pour le savoir…

Matière première des écrivains, les mots sont d’abord les outils dont nous disposons pour nous définir face aux autres. Dans la bouche de ceux qui savent le manier, le verbe est une arme aussi séduisante que dangereuse, et potentiellement trompeuse – les auteurs sont bien placés pour le savoir… Sous cette fascination, comment savoir où loge la vérité des êtres?, demande De belles paroles, le premier roman d’Esther Croft, cinq ans après son recueil de nouvelles Tu ne mourras pas (Boréal).

On y raconte une histoire de trahison par le langage, vécue par Catherine, une orthophoniste (son chien est baptisé Motus!) endeuillée. Trois ans après que la mort lui eut ravi Philippe, le mari intègre dont elle regrette la franchise abrupte mais libératrice, elle a eu le bonheur douteux de croiser sur sa route Marc-André Ladouceur, un professeur de philo à l’éloquence "éblouissante". Un beau parleur trop merveilleux pour être vrai, et que le lecteur risque de trouver peu crédible, enfermé dans l’abstraction, avec sa rhétorique plutôt vaseuse (par exemple, l’anecdote du bébé, fleur bleue, ne convainc guère que les personnages). Mais la narratrice, elle, n’y voit que du feu.

Après les mots ensorcelants, le mutisme. Marc-André disparaît sans avertissement, et Catherine n’est pas longue à découvrir la réelle personnalité de ce faux Orphée à la voix d’or, dont les paroles magiques ont fait des victimes parmi ses étudiants les plus vulnérables. Comment refaire confiance aux mots et aux êtres, quand on s’est laissé berner? "Comment nettoyer le silence pour que la vérité des choses puisse de nouveau s’y refléter?" se demande Catherine, hantée par le souvenir de son amoureux mensonger.

En recommençant sa vie dans une autre ville, où elle soigne sa honte en s’occupant d’individus meurtris que les paroles ont désertés: des voisines esseulées, des aphasiques que les mots – les leurs – ont trahi eux aussi. Avec un certain angélisme, le roman met en opposition la séduction mystificatrice de Marc-André avec la détresse muette ou d’expression laborieuse de ces êtres que leur "parole atrophiée" mure dans l’isolement.

C’est là pourtant une humanité plutôt touchante, notamment le groupe d’aphasiques, avec ses victoires à la fois dérisoires et héroïques sur le langage perdu. Mais ils restent en fin de compte des accessoires dans le récit de la réconciliation de la narratrice avec elle-même.

Nouvelliste douée (La Mémoire à deux faces, 1988; Au commencement était le froid, 1993, récipiendaire du prix Adrienne-Choquette), l’auteure fait aux lecteurs la politesse de la concision, mais on a l’impression qu’elle aurait pu développer davantage son intéressant thème. Le roman paraît un peu morcelé, et plusieurs personnages seulement esquissés.

Dense et introspective, l’écriture d’Esther Croft est généralement d’une qualité soutenue. Elle réussit à montrer que le doute et la fragilité sont finalement plus beaux que l’éloquence éclatante de ceux qui semblent détenir toutes les réponses, et en qui, dans notre vulnérabilité, on voudrait tant croire. XYZ, 2002, 168 p.

De belles paroles
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Esther Croft