Podium : Moix et l'autre
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Podium : Moix et l’autre

"Ça s’en va et ça revient", le temps des succès littéraires. Celui de YANN MOIX est incontestable. Traitant à la fois de la culture populaire et de la puissance des mythes, son Podium est un délice de lecture.

C’est l’histoire de Bernard Frédéric, sosie freelance de Claude François – le meilleur, "le plus grand de tous les Claude François vivants"! Une histoire narrée par son fidèle ami, admirateur et roadmanager, lui-même ex-Claude François aujourd’hui reconverti en C. Jérôme. C’est l’histoire des années de gloire des variétés françaises, les années paillettes, yéyé, kitch-kitch, l’histoire vraie d’une vedette à la popularité invraisemblable, et d’un phénomène, celui des sosies, ces stars de seconde main. Ça s’appelle Podium (du nom du magazine fondé par Claude François), c’est signé Yann Moix (prononcez "moi"), et c’est un livre formidablement drôle, une sorte de biographie romancée qui mêlerait mensonge et vérité, à l’image même de ces wannabes par excellence que sont les sosies. Quel merveilleux sujet, à notre époque de Survivor et d’American Idol, où n’importe qui peut prétendre, sans le moindre talent, devenir une star, où la célébrité est une véritable religion, où les enfants ont soif d’idoles, où l’on croit rêver en voyant, un beau samedi matin, dans un centre commercial de banlieue, des milliers de pré-ados et d’ados venus acclamer, comme au temps de Jeunesse d’aujourd’hui, les vedettes préfabriquées de MixMania!

Après cinq années à faire la plonge dans un resto, Bernard Frédéric, alias Nanard, se laisse convaincre par son ami de participer à l’émission C’est mon choix consacrée aux sosies. Or, comble de malheur, l’animatrice de l’émission, Evelyn Thomas, lui apprend qu’il doit passer l’examen du C.L.O.S (Comité Légal d’Officialisation des Clones et Sosies), sans quoi il ne pourra être admis sur le plateau. Qu’à cela ne tienne: Bernard va se préparer aux examens oraux et théoriques "comme on prépare l’agrégation de chimie". Réviser toute la mythologie Cloclo, étudier ses mimiques, pratiquer comme un fou ses pas de danse (dont son célèbre mashed potatoes), et les chorégraphies de ses Clodettes, mémoriser les moindres détails de sa vie, son ouvre, ses costumes, imiter ses colères, ses blessures, son trac. Et se mesurer à des concurrents, d’autres sosies tout aussi maniaques. "Quand on ne sait pas qui on est, philosophe ce bon vieux Couscous, autant être un autre qu’on a choisi. Claude, Michel, Johnny, Jérôme sont si grands qu’il y a de la place pour tout le monde dans leur costume. C’est en étant eux que nous sommes le plus nous."

En faisant preuve d’une connaissance encyclopédique de son sujet, l’auteur de Jubilations vers le ciel (1996), des Cimetières sont des champs de fleurs (1997) et d’Anissa Corto (2000) nous offre un portrait archi-détaillé de la grande époque des "idoles à mèches, les yéyés à boots et franges des années perdues", bourrant son roman de détails et de potins véridiques. On apprendra, par exemple, que la rupture entre Claude François et France Gall est à l’origine de sa célèbre chanson Comme d’habitude ("France Gall qui quittera aussi, quelques années plus tard, Julien Clerc. Julien sera au bord du suicide à cause d’elle"). Que Cloclo a été, en 1962, "chorégraphe des Chaussettes noires pour le film de Michel Boisrond, Comment réussir en amour"; que Madly, l’une des Clodettes de la "promotion 1968", était la future petite amie de Jacques Brel; et que Prisca, l’une des dernières Clodettes, a fondé l’École des Clodinettes (qui existe toujours!). De toute évidence, Yann Moix a fait ses devoirs. Et il s’est inspiré de tout ce que l’on déniche sur les sites consacrés à Claude François (voir encadré), où l’on reconnaît une sorte de langage propre au monde des fans, qui appellent leurs idoles par leur prénom, comme s’ils les connaissaient depuis toujours, et en parlent comme on parlerait de divinités.

En lice pour le Renaudot et pour le Goncourt des lycéens, Podium ressemble à ces gros albums de collectionneurs qu’on prend plaisir à feuilleter. On y retrouve en tête de chaque chapitre des (fausses) citations de Bernard Frédéric, dont quelques-unes sont mémorables ("J’ai toute la vie de Claude François devant moi"; "Ce que je préfère chez moi c’est Claude"; "Un jour, j’ai failli rencontrer Claude. Vous n’imaginez pas tout ce qu’il a failli me dire"). On y retrouve aussi les coordonnées de (vrais) fan-clubs, des (faux) programmes de spectacles ("Bernard Frédéric et ses Bernadettesmd mettent le feu à Monsieur Meuble"); l’énumération du (vrai) Top 20 tel qu’il était en 1978, le jour de la mort de Claude François; des reproductions de (faux) examens du C.L.O.S., une (vraie) liste des patronymes américains de vedettes yéyé; le tout, narré avec un humour irrésistible et un talent fou pour les dialogues. Pas étonnant que Podium fasse l’objet d’une adaptation cinématographique que l’on attend avec impatience. C’est le comédien belge Benoît Poelvoorde (Les convoyeurs arrivent; Le Boulet) qui interprétera le sosie de Claude François, et c’est Yann Moix qui réalisera.

Podium
de Yann Moix
Grasset, 2002, 387 pages

Fan-clubs
Si le portrait que fait Yann Moix des fans de Claude François vous paraît invraisemblable, allez visiter ces trois sites (choisis parmi des dizaines) qui lui sont consacrés. Vous verrez, la réalité est tout aussi folle.

www.claude-eternel.com/memories.html/
www.ifrance.com/jacquinot/Cloclo/
http://users.pandora.be/cloclo.2000/

Extrait:

Les Elvis ont plus de chance que les Claudes François: ils ont un magasin à Paris où ils peuvent se fournir, Elvis My Happiness (EMH), dans le IIe arrondissement, rue Notre-Dame-des-Victoires. Blousons, pantalons de skaï, faux favoris, disques pirates, modèles réduits de choppers, affiches de concert, moule-bites à franges de cow-boys, chemises hawaïennes bleu outremer ou orange mob: ils trouvent tout ce qu’il leur faut là-bas, tandis qu’en dehors de la modeste boutique du Moulin, à Dannemois, il n’existe aucune CMB (Claude Mon Bonheur). Remarque, à la limite, tant mieux: comme ça ce sont les plus motivés qui s’en tirent, on ne nous mâche pas le travail. Les gens s’imaginent toujours que c’est facile d’être sosie, qu’il suffit de se glisser dans la vie d’un autre et de continuer d’exister tranquillement, en pilotage automatique. C’est faux. Car entre un autre et soi-même, il y a toujours soi-même qui vient gêner, et se débarrasser de soi est possible dans le suicide, pas dans l’imitation. D’ailleurs, l’idée est moins de ressembler à un modèle que de penser que tous les êtres humains sont regroupables par catégories. Dans la catégorie des Cloclos, il y en a un, Claude François, qui, par accident, a été plus médiatisé que les autres (…) – c’est la même chose chez les Elvis, les Sardous, les Johnnys. Ils ne sont pas les "vrais" et nous les "faux" (…). Ceux qu’on appelle les "vrais" sont des types qui ont eu plus de chance que leurs collègues de la même famille génétique.

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